Roger Chartier Les arts de mourir, 1450-1600 In: Annales. Économies, Sociétés,
Roger Chartier Les arts de mourir, 1450-1600 In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 31e année, N. 1, 1976. pp. 51-75. Abstract This article proposes first of all a quantitative reading of a corpus situated at the very heart of the work of E. Mâle, J. Huizinga and A. Tenenti: the "arts de mourir", copied, published and engraved from the middle of the 1 5th century up to the Council of Trent (1545-1563). The first stage is an analysis of the circulation and the survival of the Ars moriendi and of the iconographic series which frequently accompanies them. Examining the output of books, we find that the reeditions of the Ars cease after 1530-1540 and the subsequent literature dealing with the preparation for death (préparation à la mort) seems at the same time more scattered and of less consequence. The iconography of the battles between angels and demons over the soul of the moribund is more resistant and coexists during the 16th century with the new images of the memento mori. An evaluation of this production through its titles permits us to advance two observations: "préparations à la mort" constitute between 3 and 4% of the religious incunabula; the genre fades out in the 16th century. This tendency is confirmed by the contents of private libraries. The second stage consists of examination of several texts both for their normative contents, — they recommend to the Christian a system of gestures and practices in which the priest occupied an increasingly prominent position — and for the collective fears surrounding the last moments, fears which can be detected in these documents. Citer ce document / Cite this document : Chartier Roger. Les arts de mourir, 1450-1600. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 31e année, N. 1, 1976. pp. 51- 75. doi : 10.3406/ahess.1976.293700 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1976_num_31_1_293700 LES ARTS DE MOURIR, 1450-1600 L'un de vous est-il malade ? Qu'il fasse appeler les anciens de l'Église et qu'ils prient après avoir fait sur lui une onction d'hutte au nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le patient ; le Seigneur le relèvera et, s'il a des péchés à son actif, il lui sera pardonné. Confessez -vous donc vos péchés les uns aux autres et priez les uns pour les autres afin d'être guéris. (Jacques, 5, 14-16). Dans l'historiographie des attitudes devant la mort, l'automne du Moyen Age a fourni jusqu'il y a peu le corpus de prédilection. Mâle, Huizinga, Tenenti y ont placé l'image classique de l'émergence et de la prolifération des thèmes macabres, présents dans les textes comme dans les représentations, signes d'une mutation des pensées et des sentiments. E. Mâle a le premier dressé l'inventaire de cette iconographie nouvelle qui invente ou répand les transis, les danses des morts, les combats entre anges et démons autour du lit d'agonie *. L'obsession atroce du « memento mori », cristallisée dans les prédications, les poésies, les fresques, les gravures, est l'un des motifs essentiels de la sensibilité collective des hommes du Moyen Age finissant. J. Huizinga y lisait, révélés avec force, les traits majeurs d'une mentalité encline aux comportements extrêmes, sensibles aux images plus qu'aux raisonnements, et par dessus tout inquiète de la mort parce qu'angoissée du salut 2. Élargissant l'observation aux dimensions de deux siècles, les travaux d'Alberto Tenenti ont mis en perspective, dans le cadre d'une Renaissance largement taillée entre 1450 et 1650, cette «religion de la mort » qui dominait esprits et volontés 3. Au xve siècle une sensibilité originale, que traduit et façonne à la fois la nouvelle imagerie, place la mort au centre. A la fin du siècle, cette manière de sentir la mort élabore le texte et les représentations qui lui sont les plus adéquats : l'Ars moriendi, vraie « cristallisation iconographique de la mort chrétienne ». Puis, comme par un mouvement de compensation, se dissipe quelque peu la dramatisation de la fin dernière et s'opère un retour sur la vie, qui est exaltation humaniste de la dignité de l'homme et insistance chrétienne sur la nécessité de bien vivre pour bien mourir. Érasme est aux commencements d'une telle évolution, Bellarmin à son 51 AUTOUR DE LA MORT achèvement. Tel est, grossièrement résumé, le chemin que nous a appris A. Tenenti. Il revenait à Philippe Ariès de situer dans la longue, la très longue durée des attitudes occidentales face à la mort ce « moment » qu'est le déclin du Moyen Age 4. Pour lui la thématique macabre qui a longtemps focalisé les attentions n'est que le dernier temps d'un mouvement commencé au xie ou xne siècle et qui constitue la première altération de la vulgate de la mort mise en place avec la christianisation. Entre les xie et xvie siècles, à travers les Jugements derniers, les artes moriendi, les représentations macabres et l'individualisation des tombeaux, l'homme occidental découvre progressivement le « speculum mortis » et fait l'apprentissage de « la mort de soi ». A l'attitude ancienne, toute de familiarité et de résignation devant la destinée commune, s'ajoute ou se substitue le sentiment nouveau de la conscience de soi et de la mort individuelle. L'âge moderne et romantique déplacera l'accent sur la mort de l'autre, puis les sociétés contemporaines évacueront ce qui est devenu l'obscène par excellence. C'est dans la ligne de ces livres essentiels que nous voudrions situer cette recherche sur les arts de mourir, bornée par YArs moriendi à l'amont et l'élaboration de la littérature post-tridentine à l'aval. Cette étude, suggérée par Pierre Chaunu et qui doit beaucoup aux travaux qu'il mène et anime depuis trois ans, constitue le premier volet d'un inventaire des préparations à la mort de l'âge moderne, continué par Daniel Roche pour les xvne et xvine siècles 5. Sur ces trois siècles et demi une question : les modèles et les formes élaborés dans la deuxième moitié du xve siècle ont-ils valeur pluriséculaire ou bien les réformes, la catholique comme la protestante, forgent-elles de nouveaux archétypes qui donnent aux temps classiques un profil original ? La réponse dépend évidemment de l'analyse des 236 préparations retrouvées pour la période 1600-1789 mais il convenait au préalable de saisir le point de départ. Pour ce faire, trois temps : un inventaire du corpus avec une halte prolongée sur son plus beau fleuron, YArs moriendi, la collecte des données quantitatives disponibles pour mesurer, autant que faire se peut, le poids des arts de mourir dans la production et la consommation du livre entre 1450 et 1600, enfin l'interrogation de quelques textes considérés comme des jalons sur la courbe d'évolution. Nombreux sont ceux, qu'ils soient historiens des mentalités, du sentiment religieux, de l'art ou du livre, qui ont porté intérêt au texte et aux images de YArs moriendi. Avant d'essayer d'apporter quelques données neuves sur la circulation du livre, il est bon peut-être de rappeler les éléments de notre savoir. VArs est d'abord un texte, connu sous deux versions, une longue dite CP d'après son incipit « Cum de presentiis », une courte dite QS puisque les premiers mots en sont « Quamvis secundum ». La version longue, découpée en six moments (les recommandations sur l'art de mourir, les tentations qui assaillent le mourant, les questions à lui poser, les prières qu'il doit prononcer, les conduites que doivent tenir ceux qui l'entourent et les prières qu'il leur convient de dire) est celle de presque tous les manuscrits et d'une majorité d'éditions typographiques ; la courte, qui reprend le second temps de la version CP en l'encadrant d'une introduction et d'une conclusion, est celle des éditions xylographiques et d'une forte minorité des éditions typographiques. Grâce à H. Appel 6, Sœur O'Connor 7 et A. Tenenti 8 il est possible de repérer les sources et les origines d'un tel traité. Les sources lointaines sont les chapitres sur la mort rencontrés dans les sommes théologiques des хше et xive siècles, les sour- 52 R. CHARTIER LES ARTS DE MOURIR ces plus proches les arts de mourir qui fleurissent à la fin du xive et au début du xve siècles, entre autres le Cordiale quatuor novissimorum, le Dispositorium moriendi de Nider, la troisième partie de YOpusculum tripartitum de Gerson. Alors qu'une partie de la tradition et Tenenti attribuent le texte au cardinal Capranica, Sœur O'Connor propose d'autres hypothèses : très sûrement composé en Allemagne du Sud, puisque près du tiers des manuscrits conservés le sont à Munich (84 sur 234), et vraisemblablement lors du Concile de Constance à partir du traité de Gerson, le manuscrit est peut-être d'un dominicain du prieuré de Constance. La circulation du texte aurait donc bénéficié à ses débuts de deux supports, les Pères de retour du Concile et les maisons de l'ordre de Saint Dominique. A en juger d'après l'inventaire des manuscrits conservés, YArs a connu dès cette première forme une large diffusion. Les catalogues des grandes bibliothèques indiquent en effet 234 manuscrits, 126 en latin, 75 en allemand, 1 1 en anglais, 10 en français, 9 en italien, 1 en provençal, 1 en catalan et 1 sans indication de langue 9. Seule sans doute Ylmitatio Christi se trouve uploads/Litterature/ les-arts-de-mourir-1450-1600-roger-chartier.pdf
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- Publié le Nov 18, 2021
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