Revue des études slaves Les Dialogues sur la musique d'Alexandre Belosel´skij M

Revue des études slaves Les Dialogues sur la musique d'Alexandre Belosel´skij Monsieur Jacques Chailley Citer ce document / Cite this document : Chailley Jacques. Les Dialogues sur la musique d'Alexandre Belosel´skij. In: Revue des études slaves, tome 45, fascicule 1-4, 1966. pp. 93-103; doi : https://doi.org/10.3406/slave.1966.1911 https://www.persee.fr/doc/slave_0080-2557_1966_num_45_1_1911 Fichier pdf généré le 25/05/2018 LES DIALOGUES SUR LA MUSIQUE D'ALEXANDRE BĽLOSEĽSKIJ PAR JACQUES CHAILLEY Les «Dialogues sur la musique» du prince Belosel'skij, dont nous devons à M. André Mazon la précieuse publication &\ constituent un témoignage fort intéressant sur l'opinion musicale en Russie telle qu'elle se formait entre beaux esprits dans les salons cultivés de la fin du XVIIIe siècle. M. Mazon en a relevé la valeur littéraire, méritoire pour un écrivain étranger. Il nous reste à les examiner du point de vue plus restreint de l'historien de la musique. Des trois dialogues attestés, le premier est perdu, mais les deux derniers peuvent sans doute être datés avec une relative précision. Le premier des deux dialogues subsistants (n° 2) contient explicitement une date chiffrée : 1787 (Circé de Seydelmann), mais les œuvres citées avancent d'un an ce terminus a quo, puisqu'il est question de la version italienne du Tarare de Salieri, et que celle-ci, due à Da Ponte, ne fut représentée qu'en 1788, à Vienne, sous le nom de Axur, re d'Ormus, comme le rappellera Belosel'skij dans le dialogue suivant (la première version, sur le texte français original de Beaumarchais, avait été donnée à Paris en 1787). On verra plus loin, à propos de Mozart, l'éventualité d'un terminus a quo plus récent encore (avril 1789). Mais la datation pourrait sans doute être serrée de plus près. Ce deuxième dialogue contient en effet une réplique de la marquise qui ne peut être comprise que comme une allusion d'actualité : « Cimarosa n'est plus rien depuis hier soir et Paisiello est tout ». C'est en 1790 (nous n'avons pu retrouver la date exacte) que se place, semble-t-il, l'incident qui, mettant brusquement <*' Deux Russes écrivains français, Paris, Didier, 1964, p. 355-368. Ces dialogues étaient restés jusqu'à ce jour pratiquement inconnus. Ils ne sont mentionnés ni par Fétis, ni par Eitner dans l'article que ces deux encyclopédies musicales sont les seules à consacrer à leur auteur, qu'ignorent les dictionnaires de Riemann (éditions diverses), Grove, Anglès-Pena, le Larousse de la musique, et les encyclopédies musicales Fasquelle et M. G. G. 94 JACQUES CHAILLEY en disgrâce apparente Cimarosa, maître de chapelle de la cour depuis 1787, pouvait justifier une pareille réplique. Plusieurs versions de cet incident ont été données. Selon les unes, le musicien aurait encouru la disgrâce de Catherine II pour avoir composé sur un texte de la souveraine un chœur qui lui déplut — à la suite de quoi les rapports s'envenimèrent, et Cimarosa dut quitter la Russie en 1791. Selon les autres, il aurait au contraire été écarté par l'impératrice du soin — qui lui revenait de droit — de composer la musique d'un spectacle (Načaľnoe upravlenie Olega) pour lequel la souveraine avait composé les paroles d'un chœur de guerriers. Les deux hypothèses justifient également la première partie de la réplique. Quant à Paisiello, s'il n'intervint pas directement dans l'affaire, il avait laissé des regrets en quittant la cour en 1784, et sa rivalité avec Cimarosa était de notoriété publique : d'où le piquant de la réplique, qui daterait ainsi le second dialogue du courant de l'année 1790, ou 91 au plus tard, c'est-à-dire probablement à l'époque où Belosel'skij, nommé en janvier 90 ambassadeur à Turin et rentré de Dresde, se morfondait à Moscou en attendant son départ &\ et devait sans doute chercher tous les moyens de tromper son inaction forcée. Les historiens nous diraient peut-être si « les événements du Boston et du Whist » dont parle la soubrette du dialogue corroborent cette déduction. Le dernier dialogue (n° 3) paraît sensiblement de la même époque, et rien n'infirme l'hypothèse qu'ils aient été composés ensemble. Ici encore, la plus récente des œuvres citées est YAxur de 1788, mais l'écriture des manuscrits est tout à fait semblable et les deux dialogues se suivent en se complétant naturellement. Ce qui frappe peut-être le plus dans la « revue d'opinions » que constituent ces dialogues, c'est le surprenant enthousiasme de l'auteur pour un compositeur aussi secondaire que Franz Seydelmann (Belosel'skij écrit : Seidelmand) dont la cantate Circé est représentée avec des louanges hyperboliques manifestement excessives. Un simple coup d'oeil sur la partition ^2) démontre un musicien adroit, mais assez banal et fort grandiloquent : orchestre massif (8) où abondent les oppositions constantes de piano et de forte (4), les trémolos, gammes de tempête, gammes de remplissage, etc. Belosel'skij admire particulièrement la prosodie de la cantate : « II était réservé à un Allemand, étranger en apparence au mécanisme de l'idiome et à toutes les finesses de la prosodie française, d'obtenir à ce sujet les succès les plus marqués et de paraître dignement à côté du plus grand poète français ». La prosodie de Seydelmann est <1} A. Mazon, op. cit., p. 86-90. (2) II n'en existe à notre connaissance qu'un seul exemplaire, conservé à la Bibliothèque Lenin de Dresde. Nous avons pu, grâce à M. André Mazon, en obtenir un microfilm que nous conservons à l'Institut de musicologie de l'Université de Paris. (8) Vente par 2 : flûtes, hautbois, bassons, cors; cordes où des mentions de violoncelli soli indiquent la présence des contrebasses à l'unisson des basses. Pas de basse continue; la partition est complètement orchestrée et réalisée. (4) Soulignées par Belosel'skij qui parle avec admiration des « sons heureusement contrastés... par les effets du concours des instruments ». L'expression est reprise de la préface. BELOSEĽSKIJ ET LA MUSIQUE 95 effectivement assez soignée, quoique non exempte de lourdes fautes, excusables certes pour un étranger, mais peu compatibles avec l'enthousiasme du prince : allu-mer la-colère, rythmé par une suite de croches et noires pointées, e muets non élidés, tels que sa funeste-aventure) compté comme heptasyl- labe, ou encore : Tourne-un moment (silence) tes yeux sur ces climats. Un détail de style des Dialogues nous expliquera peut-être l'anomalie de cet enthousiasme : « On m'a parlé d'un concert que vous avez donné à Dresden en 1787, dit la marquise au prince, c'est je crois la cantate Circé de Rousseau Jean Baptiste que vous avez fait mettre en musique »... L'emploi de la seconde personne à propos d'un fait et non plus d'une opinion semble bien indiquer que le prince du dialogue n'est pas un anonyme et fictif porte- parole et qu'il représente très précisément l'auteur dans ses actions comme dans ses jugements. Nous en déduisons que ce fut Belosel'skij lui-même qui, ambassadeur à Dresde à l'époque, y fit connaissance de Seydelmann, lequel venait d'être nommé le 17 avril 1787 maître de chapelle dans cette ville (1), lui confia à musiquer ce texte de cantate de J.-B. Rousseau, poète pour lequel le Dialogue nous confie l'admiration de son auteur, et en organisa la première audition cette même année 1787, peut-être dans son propre salon. Ce fut du reste, apparemment, la seule œuvre française de ce musicien, qui nous a laissé par contre un catalogue assez important de dramme giocose italiens, de cantates allemandes, de pièces instrumentales, de musique religieuse et de lieder franc-maçons te). C'est donc par une sorte de tendresse paternelle que s'explique l'enthousiasme du prince pour cette cantate, dont on sait en outre qu'il écrivit la préface (nous verrons qu'il en a recopié des passages entiers dans les Dialogues). * ♦ ♦ Le premier dialogue (n° 2 : on rappelle que le n° 1 est perdu) introduit auprès de la marquise, non sans quelques longueurs, le prince (Belosel'skij lui-même, on l'a vu) qui se fait saluer au passage, non sans raison, comme « un homme qui a de l'esprit et du caquet ». Incidemment, la femme de chambre chante en s'en allant les deux derniers vers du sonnet d'Oronte (dont nous ne sachions pas qu'il eût été mis en musique (3) : peut-être est-ce une simple fantaisie) et une chanson dont le prince revendique la paternité : les vers en sont donc sans doute de Belosel'skij lui-même. № Mozart, qui rencontra Seydelmann à Dresde en 1789, en parie en ces termes : « [au lieu de Seydelmann (homme-chopine)] «il devrait plutôt s'appeler Maasmann (homme-massif); mais зі tu le connaissais en personne comme moi, tu l'appellerais sinon Bluzermann (homme à blouse), du moins Zimmentmann (homme en ciment) » [lettre à sa femme du 19 mai 1789]. (2) Belosel'skij lui-même était également franc-maçon (A. Mazon, op. cit., p. 17). t8) Mme Lila Maurice-Amour a bien voulu effectuer sur ce point une enquête dont le résultat est resté négatif. Les deux seules traductions du sonnet existant à sa connaissance sont, dit-elle, dues à des dix-neuviémistes obscurs : Edouard Garnier : l'Espoir (recueil de 20 sonnets mis en musique, 1878) et Eugène de Bricqueville : Sonnet d'Oronte (Paris, 1897). Le sonnet du reste n'a jamais été considéré avant le XIXe siècle comme un genre « musicable ». 96 JACQUES CHAILLEY Lorsqu'enfin, uploads/Litterature/ les-dialogues-sur-la-musique-d-x27-alexandre-belosel-skij-article-par-j-chailley-1966.pdf

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