Laure Adler & Stefan Bollmann Les femmes qui lisent sont dangereuses Flammarion

Laure Adler & Stefan Bollmann Les femmes qui lisent sont dangereuses Flammarion Laure Adler Femmes et livres, histoire d’une affinité secrète. « Le métier d’écrire est une violente et presque indestructible passion. » George Sand Sextuelle D’abord il y a ses mains repliées sur elles-mêmes portant l’objet comme s’il était sacré. On sent le corps tout entier concentré, les muscles mais aussi l’intérieur, ce qu’il y a derrière la surface de la peau, ce qui se passe à l’intérieur de nous, ce qui ne concerne que nous, ce qui ne peut pas, ne veut pas forcément se dire. Nous les femmes et eux les livres. Car les livres ne sont pas des objets comme les autres pour les femmes ; depuis l’aube du christianisme jusqu’à aujourd’hui, entre nous et eux, circule un courant chaud, une affinité secrète, une relation étrange et singulière tissée d’interdits, d’appropriations, de réincorporations. Car un texte, signé ou pas, constitue pour les femmes un puits de secrets, un vertige, une possibilité de voir le monde autrement, voire de le vivre autrement, peut donner l’élan de tout quitter, de s’envoler vers d’autres horizons en ayant conquis, par la lecture, les armes de la liberté. Ce n’est sans doute pas un hasard qu’aux femmes le livre – le livre des livres – fut d’abord interdit. Il fut dans les mains du Christ, puis de tous les hommes qui l’accompagnent, puis de tous ceux qui fondent l’Église – innombrable cohorte des hommes qui, dans les tableaux flamands ou italiens, portent le livre-tabernacle, incarnation du miracle de la continuité du croire. Du sacré donc point de femmes. Seuls les hommes ont le droit d’y toucher. Mais les peintres vont aussi se mettre à représenter ce que l’Église enseigne et qui par essence ne se voit pas. Pour orner les églises, pour répondre aux commandes des princes, des ecclésiastiques, pour nous faire croire que l’invisible existe et que ce qu’enseigne la doctrine de l’Église existe – la preuve, ils peuvent le peindre. Et c’est là que la femme surgit, qu’elle obtient l’autorisation d’exister dans le cadre. La femme s’appelle bien sûr Marie, et lorsque l’ange vient lui annoncer la bonne nouvelle, Marie est en train de lire, Marie est dérangée, Marie est effrayée, Marie se rétracte, se replie mais pour autant ne perd pas ses esprits, car elle couvre de sa main ce livre qu’elle est en train de lire tout en introduisant son pouce à la page où elle a été interrompue(1). C’est dire que le livre l’emportait ailleurs, dans un ailleurs dont elle ne veut pas perdre le fil, même si ce que lui dit l’Ange crée le séisme : « Je te salue, tu es pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre toutes les femmes. Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce aux yeux de Dieu. » Le livre que tient Marie est un livre d’heures, un livre rouge, un livre personnel, un livre qu’elle lit en silence et avec qui elle fait corps. L’ange la dérange, c’est une évidence. Avec le livre donc, objet protecteur, miroir d’elle-même, possibilité de retournement contre l’irruption du messager de la parole divine. Marie et le livre. Marie et son livre. Il n’y a pas que dans les Annonciations que Marie vit avec un livre. Il y a aussi au paradis. Un siècle plus tard, un tableau d’un maître de Haute Rhénanie intitulé Le Jardin du Paradis représente une jeune femme à la longue chevelure dorée ornée d’un diadème assise au milieu de longues fleurs bleues, jaunes et blanches, à la fin d’un repas ; alors qu’un moine cueille des fruits à côté d’elle et que devant elle une jeune femme joue avec le bébé Christ, Marie, elle, n’entend manifestement rien, ne voit rien, absorbée qu’elle est entièrement dans ce livre qu’elle lit, la tête penchée, toute dévolue à sa tâche, à ce qui se passe entre elle et le livre, entre elle et elle-même, à ce point qu’elle en oublie l’Enfant. Là aussi le livre est rouge, le livre est grand, c’est aussi un livre d’heures, un livre à elle. Livre captateur ? Livre dévorateur ? Livre qui fait oublier aux femmes – même à Marie – qu’elles sont d’abord et avant tout des mères ? Femme et livre. Raptus. Emportement dans le monde de l’imaginaire. Oubli des autres. Coïncidence avec soi. Livres et femmes. Transmutation. Incorporation de l’imaginaire. Évasion. Éclosion. Émancipation. La Vierge lit donc. Et ce n’est pas une mince affaire de constater que les peintres vont continuer à lui attribuer comme qualité particulière celle de lire. La Vierge lit en effet dans ce tableau de Rembrandt que l’on peut admirer au Rijksmuseum d’Amsterdam et qui porte pour titre La Sainte Famille au soir. Au fond d’une pièce qui ne semble pas être une chambre mais où Joseph, Marie et Jésus sont contraints non d’habiter mais de se replier, au milieu du désordre, dans cet espace hostile, non fermé, une seule chose se passe, fait sens et structure la toile : la Vierge lit. Nous la voyons lire, penchée vers le livre, comme le buvant. À sa droite, posée par terre, une bougie illumine le livre, emprisonnant Marie dans un halo mordoré. Joseph dort, l’enfant aussi. Livre flamme. Livre source de vie. Livre lueur dans la nuit. Livre pour percer les ténèbres. Livre pour suspendre le temps. Il n’y a encore que la Vierge Marie, les saintes et particulièrement sainte Marguerite et sainte Marie Madeleine qui possèdent le droit de lire pour exorciser les démons, terrasser les dragons, ne pas cueillir les fruits défendus. Car, attention, il y a plus dangereux que les princes charmants dans le pays imaginaire des chimères, il y a les livres charmeurs, les livres enchanteurs, les livres ensorceleurs. Le mot latin de pagine, fait remarquer Pascal Quignard(2), dit la demeure la plus vaste où l’âme puisse se mouvoir, voyager, composer, revenir. C’est le pagus, le pays. Il dit aussi que ce pays, c’est une arrière-chambre située à l’intérieur du crâne, à l’arrière des yeux. Cette chambre est-elle sexuée ? Elle est en tout cas reliée à l’immémoriel, à la féminitude. La lecture devient mode d’élévation et de contemplation dès lors que la femme pourra s’approprier la possibilité même de son intimité. La femme devient lectrice et plus seulement liseuse d’œuvres pieuses. La lectrice est désormais seule, sans le vacarme des autres, ni les regards portés sur elle pour savoir ce qu’elle lit et comment elle lit. Elle va pouvoir – comme le dit admirablement Stefan Bollmann – lire en silence et conclure enfin avec le livre une alliance : livre comme conquête de la liberté, livre comme apprentissage de la liberté. Livre et femme. Sexe et texte. Imaginaire et réel. Noces secrètes porteuses d’orages violents, de désir d’un monde à soi, d’un monde en soi, pour soi. Et donc loin des hommes. Seule exception : les anges. Les blondinets joufflus aux cheveux dorés et aux formes arrondies de Rosso Fiorentino ont le droit de participer à cette pratique solitaire – en marge certes : ce sont des détails du tableau. N’empêche. Ils sont, je le crois, des émissaires protecteurs et sensuels de nos lectrices qui conquièrent, petit à petit, droit de cité dans le domaine du savoir et dans l’exercice de la pensée. Écrire, c’est produire le texte. Lire, c’est le recevoir d’autrui sans y marquer sa place, sans le refaire. Michel de Certeau, dans L’Invention du quotidien, décrit de manière minutieuse comment le livre lui-même n’est pas que le livre, il n’y a jamais un seul livre, il y a tous les livres lus et le livre n’est en fait que la construction de la personne qui le lit. Michel de Certeau nomme cela lectio – l’opération faite sur le livre, cette production propre qu’entreprend toute personne qui s’empare d’un texte. La lectio dévoile le texte, l’interprète, peut bousculer ou détourner les intentions de l’auteur. La lectio crée de l’« in-su », dit Certeau, du désordre, du combinatoire, de l’ouverture en une pluralité de significations. Il y a, je crois, une manière particulière de lectrice. Sans tomber dans la caricature de la description de pratiques différentes parce qu’originairement sexuées, il me semble qu’il y a une manière particulière des femmes d’aimer les livres, de pratiquer l’art de la lecture, d’avoir besoin des livres comme d’une sève nourricière et même de considérer à certains moments de leur existence que vivre c’est lire. C’est bien pour cela que les femmes qui lisent sont dangereuses. D’ailleurs, les hommes ne vont pas s’y tromper, qui vont empêcher, encercler, encager les femmes pour qu’elles lisent le moins possible et qu’elles ne lisent que ce qu’ils leur enjoignent de lire. Et d’abord, encore et encore la Bible. La Bible pour les filles, le seul texte autorisé dans tous les sens du terme et utilisé à toutes fins possibles. On apprend à lire dans la Bible et on apprend dans la Bible les préceptes moraux pour savoir vivre. Mais les femmes n’entendent pas uploads/Litterature/ les-femmes-qui-lisent-sont-dangereuses-la-lecture-une-passion.pdf

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