1 LES LIVRES DE RAISON en France (fin XIIIe-XIXe siècles) Nicole Lemaître Ces d
1 LES LIVRES DE RAISON en France (fin XIIIe-XIXe siècles) Nicole Lemaître Ces derniers temps, les livres de famille français reviennent brusquement en grâce auprès des historiens français, qui multiplient les travaux individuels et collectifs. Cette production n’atteint pas encore celle de l’Italie, de l’Allemagne et de la Suisse, mais ce réveil brutal témoigne d’un regain d’intérêt multiforme et, probablement, d’un tournant historiographique dans l'utilisation de ce type de source. Recenser tous les travaux dépasserait désormais le cadre de cet article, mais il s’agit à la fois de la reprise de l’inventaire, des éditions et de la réflexion sur la nature de cette documentation, avec la constitution, en cours, de réseaux scientifiques pour mener à bien ces actions1. À l’évidence, les historiens utilisent depuis longtemps les livres de raison, qui les aident à saisir un peu du quotidien de l’histoire. C’est tellement vrai que la célébrissime Introduction à la France moderne de Robert Mandrou livrait une liste de manuscrits publiés à l’appui de son projet d’histoire des mentalités2. C’était une redécouverte, après un demi-siècle de mépris. À cette date, la définition des livres de raison français est cependant fixée en langue française depuis un siècle par le très officiel CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques)3 qui mit ces documents au programme du Congrès annuel de 1885 ; ce nom a été choisi, dit Boislisle, car : 1 Il faut citer en premier lieu le colloque des 5-6 juin 2002 à l’université Paris IV-Sorbonne : “ Au plus près du secret des coeurs ”. Il suivait une table ronde de médiévistes, à Aix, en 1998. Il faut y ajouter les échanges anciens entre historiens du Limousin et du Sud-Ouest dont nombre d’articles sont actuellement sous presse. Ce sont, dans l’ordre probable inverse de publication, Michel Cassan, “ Les livres de raison, invention historiographique, usages historiques ” dans le colloque ci-dessus; Sylvie Mouysset-Jacques Thomas, “ Livres de raison, livres de réseaux ? Parenté spirituelle et hiérarchie urbaine : Toulouse et Rodez aux XVIe et XVIIe siècle ” dans Pouvoirs de la famille, familles de pouvoir, colloque un. Toulouse-Le Mirail, 5-7 oct. 2000, sous presse ; Sylvie Mouysset, “ De père en fils : livre de raison et transmission de la mémoire familiale (France du Sud, XVe-XVIIIe siècle) dans Religion et politique dans les sociétés du Midi, Paris, 2003 ; “ Livres de raison et construction des réseaux sociaux : l’exemple du Sud-Ouest de la France à l’époque moderne ” ; Ibid., “ Les ego documents à l’heure de l’électronique ”, col. de Montpellier, 24-25 oct 2002, sous presse . Sont parus, le compte- rendu de Laurent Bourquin pour la Revue historique de Michel Cassan et Noël Landou, Écrits de Jean-Baptiste Alexis Chorllon, Paris, Champion, 2002 et enfin Jean Tricard, “ Les livres de raison français au miroir des livres de famille italiens : pour relancer une enquête ”, dans Revue historique, CCCVII/4, p. 993-1011. Que les auteurs qui m’ont fourni leur texte provisoire en soient ici très chaleureusement remerciés. Cette réflexion commune permet incontestablement de mieux saisir le sujet. 2 Bibliographie des “ Livres de raison et mémoires ” citée en tête de bibliographie : Robert Mandrou, Introduction à la France moderne 1500-1640. Essai de psychologie historique, Paris, 1961 (Bibliothèque de l’Évolution de l’humanité, 31), rééd. 1998, p. 369-373. Le parti pris de Mandrou (logique dans sa démarche) de faire appel à la fois aux livres de raison et aux mémoires a cependant provoqué un flou dans la définition actuelle de la source. 3 L’histoire palpitante de la préhistoire, de la naissance et des transformations du Comité est racontée en trois volumes par son secrétaire, Xavier Charmes, Le comité des travaux historiques et scientifiques, Paris, 1886 avec nombre de documents originaux intégralement édités. Rappelons que le Comité a été fondé en 1834 par François Guizot, alors ministre de l’Instruction publique, à partir d’une réflexion sur la Bibliothèque historique, législative et administrative et le Cabinet des chartes organisés par Jacob Nicolas Moreau au sein du Contrôle général à partir de 1759. Guizot prévoyait à la fois l’édition de documents inédits (Arrêté du 18juillet 1834) et la liaison entre les Sociétés savantes et le Ministère (Circulaire du 23 juillet1834). Jules Ferry réorganisa le Comité et lui donna un prestige et des crédits sans précédent entre 1881 et 1883. C’est donc un CTHS particulièrement dynamique qui s’intéresse aux livres de raison. 2 “ leur objet primitif était, avant tout, de conserver les comptes d’administration du bien patrimonial et de les transmettre comme documents instructifs de génération en génération ”4. La quête des manuscrits prit alors une ampleur nationale jusqu’à la Grande Guerre ; les travaux se multipliaient également, mais dans un sens qu’il nous faut aujourd’hui comprendre pour pouvoir nous servir de ces publications, car nous sommes dans une tout autre épistémologie. Le travail de repérage puis de catalogage à l’échelle de la France révèle dès lors la nature des livres de raison et nous permet une pesée mentale et sociale du phénomène de rédaction de tels livres. L’estimation de leur contenu supposerait cependant une meilleure connaissance des documents, qui n’est assurée que sur les originaux, en raison du contexte de publication de la majorité d’entre eux et qui ouvre de très larges perspectives d’études. De la nature des livres de raison La reconnaissance de la pertinence des livres de raison dans l’écriture de l’histoire avait, à vrai dire, commencé dans les années 1860-1880, avec les travaux de Charles de Ribbe et de quelques autres érudits. Au Congrès des sociétés savantes de 1885, le CTHS met au programme, comme septième question, les “ anciens livres de raison et de comptes, journaux de familles ” à côté de quatorze autres thèmes : villes neuves et bastides, des corporations de métiers et des foires, des liturgies locales et des confréries de charité…5. La question va rester au programme jusqu’en 1892 au moins, preuve d’un indéniable succès dans les milieux érudits provinciaux ; le réseau des chercheurs, tenu de main de maître par quelques ténors de l’érudition : Tamizey de Larroque, Guibert et Leroux, Parfouru, Ledieu… (parmi les 205 correspondants du Comité) donne alors toute sa mesure6. Dès 1889, le bouillant Tamizey de Larroque tente une bibliographie des livres de raison imprimés et fournit une première liste de 78 livres de raison inédits7. Cinq ans plus tard, il va récidiver en signalant 545 livres de raison, édités ou non8. Ce travail d’inventaire, fort rapide et efficace, n’est pas sans défauts cependant. Pour respecter la vie privée, sans doute, les indications de possesseurs sont omises la plupart du temps et surtout, les renseignements sur l’état réel du manuscrit et sa datation sont le plus souvent lacunaires. Mais Tamizey impose pour ces documents la définition qui va désormais prévaloir en France : “ J’ai cru devoir exclure de la liste des imprimés ou manuscrits qui n’ont pas le caractère propre des livres de raison, ceux par exemple qui se rapprochent du journal, de l’autobiographie, des mémoires et chroniques, des récits de voyage… en résumé, je m’occuperai à peu près exlusivement des recueils qui contiennent des recettes et dépenses, des récits domestiques et locaux, ce que l’on peut appeler vieux comptes et vieilles histoires ”. La définition documentaire des livres de raison comme “ comptes ” et “ histoires ” centrées sur la famille est ainsi fixée jusqu’à nos jours. Mais si les correspondants du Comité signalent les manuscrits, ils ne font, le plus souvent, que des éditions partielles. Ce parti pris de rapidité, lié sans doute aux programmes et à leur financement, permettait de privilégier la mise à jour des documents familiaux, les plus difficiles à saisir. Mais pour des raisons d’économie ou parce qu’ils n’avaient vu que furtivement des documents familiaux jalousement gardés, beaucoup d’érudits, correspondants du CTHS ou 4 Arthur de Boislisle, “ Communication sur des fragments de livres de raison ”, dans Bulletin historique et philologique du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1886, p. 209-227. 5 Les programmes officiels des Congrès tenus à la Sorbonne pour 1885 et 1886 sont donnés intégralement par Xavier Charmes, op. cit., t. II, p. 340-341 et 362-363. 6 Xavier Charmes, op. cit., 587-592. 7 Philippe Tamizey de Larroque (éd.), Livre de raison de la famille de Fontainemarie 1740-1774, Agen, 1889, p. 117-138, puis 139-166. 8 Philippe Tamizey de Larroque (éd.), Deux livres de raison de l’Agenais, Auch, 1893. La liste, classée par nom d’auteur, occupe les p. 87-140. 3 simples membres de sociétés savantes, se sont souvent contentés d’analyser le contenu des document et surtout, quand ils ont pu les publier, non seulement ils se sont limités à des extraits, mais ils ont cru bon d’éliminer ce qui n’était pas strictement local, pour mieux mettre en valeur les phénomènes familiaux9. Choix funeste, qui nous oblige aujourd’hui à recourir à l’original pour découvrir l’étendue des coupures voire des manipulations subies par les textes. Pendant une génération, l’édition des extraits va primer sur l’édition intégrale. Ce premier repérage était essentiel cependant : 27 des 56 références de Mandrou datent des années uploads/Litterature/ les-livres-de-raison-en-france-fin-xiiie-xixe-siecles-nicole-lemaitre.pdf
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- Publié le Nov 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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