Le français dans le monde | n° 432 | janvier-février 2021 LANGUE | 24 ANALYSE l

Le français dans le monde | n° 432 | janvier-février 2021 LANGUE | 24 ANALYSE l’énergie qu’elle requiert. Pour le dire d’une formule : nous sommes fainéants ! Cela est si vrai que, parfois, nous avons recours à des astuces pour faciliter la prononcia- tion de certains groupes de mots. En voici quelques exemples : Suppression d’une voyelle. Si nous disons « j’aime », c’est parce que « je aime » est difficile à articuler en raison de la présence consécutive de deux voyelles. D’où le recours à l’élision (suppression du e). Ce n’est là bien sûr qu’un exemple entre mille : le procédé est identique pour l’alouette, l’historien, l’orient, l’urba- nisation et… l’euphonie. Ajout d’une consonne. Ici, la so- lution adoptée est inverse. Au lieu d’éliminer un son, on en ajoute un. Mais les objectifs poursuivis sont les mêmes : faciliter la prononciation et rendre le résultat plus agréable à en- tendre. Dans « si l’on veut », l’insertion du [l] permet d’éviter la proximité du [i] et du [o]. À l’impératif, c’est plutôt le « s » qui est en usage, dans les cas où l’on recourt aux adverbes en ou y. On ne dit pas « va-y » ni « chante-en quelques-unes », mais « vas-y » et « chantes-en quelques-unes ». Enfin, dans les formules interro- gatives « Mange-t-il ? », « L’aime- J e dois vous faire une confidence : la première fois que j’ai lu autrice, j’ai trouvé ce mot affreux. Et j’ai été sacrément sur- pris quand un linguiste de mes amis m’a appris que ce féminin de auteur avait été longtemps utilisé et attesté en français. En réalité, il a fallu at- tendre le xviie siècle pour que les premiers académiciens – tous des hommes, ce n’est peut-être pas un hasard – chassent ce terme du vo- cabulaire officiel et de leur diction- naire. L’usage d’autrice s’est alors perdu avant que le mouvement fé- ministe contemporain ne s’en em- pare et ne lui redonne vie. Supposons maintenant que, depuis ma plus tendre enfance, j’aie en- tendu parler des autrices comme des institutrices, des directrices ou des monitrices. Aurais-je été heurté par ce terme ? Il est probable que non. Car c’est là l’une des règles de la linguistique : nous avons ten- dance à trouver « beau » ce que nous connaissons et « disgracieux » ce qui nous surprend. « Un mot peut nous déplaire parce que nous ne sommes pas habitués à l’entendre. Sitôt qu’il atteint une certaine fréquence d’usage, on oublie totalement ce qui t-elle ? », « Change-t-il souvent de voiture ? », le mécanisme est sem- blable au précédent. L’adjonction du [t] permet d’éviter le choc entre deux voyelles que provoquerait la simple inversion sujet-verbe. Il suffit de prononcer « mange-il ? », « l’aime-elle ? », « change-il souvent de voiture ? » pour mesurer l’intérêt du subterfuge. Emploi de « est-ce que ». « Est-ce que tu viens ? », « Est-ce qu’on va au cinéma ? » Phénomène intéressant à observer que le succès croissant de cette formule car elle est rarement jugée euphonique en soi. Si elle a tendance à se répandre, c’est donc qu’elle présente d’autres avantages. D’abord, elle permet d’éviter des emplois encore plus pénibles : à tout prendre, « est-ce que je me trompe ? » est tout de même plus commode que semblait nous choquer à la première écoute », écrit le linguiste Jean Pruvost, avant d’ajouter : « Se sou- vient-on que l’on trouvait fort laids les mots actualité ou estivant ? » Il est toutefois un autre critère à prendre en compte dans ce raison- nement : ce qu’en termes savants on appelle l’euphonie, c’est-à-dire le fait qu’un son paraisse ou non agréable à entendre. On nage là en pleine sub- jectivité, certes, mais faites le test. Dites à haute voix : « Mettez-y » ou « Prenez-en ». Et soyez franc : trou- vez-vous ça « beau » ? Pour la plupart d’entre nous, la réponse est « non ». Or, selon qu’un mot ou un groupe de mots flatte ou non nos oreilles, il connaît des fortunes diverses. Il faut enfin considérer la facilité d’élocution. On l’oublie parfois, mais la parole est aussi une acti- vité physique et, consciemment ou non, nous cherchons à économiser Pourquoi certains mots nous paraissent-ils « laids » ? Nous avons tendance à trouver beaux ceux que nous connaissons et disgracieux ceux qui nous surprennent, mais aussi à préférer ceux qu’il est facile de prononcer, ce qui peut expliquer aussi que les onomatopées fassent florès, souvent méprisés alors qu’ils constituent un remarquable enrichissement de la langue. PAR MICHEL FELTIN-PALAS LES MOTS LAIDS, C’EST PAS LE PIED Supposons que, depuis ma plus tendre enfance, j’aie entendu parler des autrices comme des institutrices, aurais-je été heurté par ce terme ? Le français dans le monde | n° 432 | janvier-février 2021 25 « me trompé-je » ? Dans d’autres cas, par exemple avec « est-ce que tu viens avec nous ? », il s’agit surtout de rester dans un registre familier, sachant que « viens-tu avec nous ? », quoique tout à fait correct, peut sem- bler un peu trop ampoulé. Que les puristes ne s’offusquent pas de ces facilités. Après tout, sans ces différents stratagèmes, le latin n’aurait jamais évolué et la langue française n’existerait tout simple- ment pas… Ode aux onomatopées Beurk, zip, glouglou, coin-coin… Souvent méprisés, ces mots qui imitent les bruits constituent en ré- alité un merveilleux enrichissement de la langue française. Personnelle- ment, j’adore les onomatopées, ces drôles de termes dont l’ambition est « de suggérer par imitation pho- nétique la chose dénommée », selon la définition du Petit Robert. Au de- meurant, d’après un sondage très sérieux réalisé auprès d’un échantil- lon représentatif des 10 personnes que j’ai croisées, je ne suis pas le seul. Aïe, areu areu, cric-crac, gla- gla, pschitt, prout, pouf… Autour de moi, ce lexique particulier dé- clenche des sourires, renvoie à l’en- fance et donne une furieuse envie de jouer avec la langue. Les onomatopées n’en sont pas moins chose sérieuse, comme le prouve la lecture du passionnant et bien nommé Dictionnaire des ono- matopées de Pierre Enckell et Pierre Rézeau (PUF, 2003). Saviez-vous, par exemple, que Platon lui-même s’était interrogé à leur sujet en se po- sant cette grave question : les mots imitent-ils les choses par nature ou sont-ils le fruit d’une convention culturelle ? Eh bien, révérence gar- dée envers le grand philosophe, la réponse me paraît évidente : le choix est culturel, pardi ! La preuve : des sons équivalents débouchent sur des onomatopées différentes selon les pays. Passe encore que le meuh de nos vaches normandes et de nos blondes d’Aquitaine devienne müh en Suisse alémanique. Mais com- ment expliquer que coin-coin puisse donner vak vak en turc et bat’bat en arabe d’Algérie ? Ou que notre coco- rico devienne chicchirichi en italien, kikeriki en allemand et cock-a-doo- dle-doo en anglais ? Je sais bien que ces satanés Rosbifs adorent ne rien faire comme tout le monde, mais enfin, quand même ! À l’évidence, on a affaire ici à une interprétation des sons et non à une simple imi- tation. D’ailleurs, il existe même des onomatopées spécifiques aux français parlés en Belgique (où bêêk remplace beurk), en Suisse romande (où aïe donne ayo) et au Québec (où l’on dit apitchou et non atchoum, mioum-mioum et non miam-miam, béding bédang et non badaboum). Comme le reste de notre lexique, les onomatopées suivent l’air du temps. De nos jours, les tirs d’artil- lerie font boum, et non plus bou- dou ; les tambours ran plan plan et non plus don don bededou ; les son- nettes dring et non plus drelin. Il en va de même pour les animaux : ou- blié, le patata patata patata des che- vaux et le moüac des grenouilles. Désormais, on entend – on croit entendre – tagada et coa. Et puis, dans ce domaine comme ailleurs, les anglicismes gagnent du terrain, avec le succès de blam, ouah, snif, plash et waouh. Que l’on ne s’y trompe pas : au- delà de leur apparence ludique, les onomatopées rendent d’in- nombrables services, comme l’ont compris certains de nos grands auteurs. Crouach cropch traduit mieux qu’une longue périphrase une marche dans la neige (Coc- teau) ; slurp l’aspiration d’un ali- ment ; han l’effort ; ploutch un fruit pourri qui tombe (Hergé) ; brr le frisson ; taratata la mitrailleuse ; schlouhhouggh un bruit de succion (Frédéric Dard) ; bang le franchisse- ment du mur du son par un avion ; ding dong la cloche qui sonne ; plic ploc le robinet qui goutte ; aaaaah- hhhhhh la satisfaction infinie d’un aventurier perdu dans le désert dé- couvrant enfin une oasis. J’éprouve pour ma part une tendresse particu- lière pour celle-ci, qui rend le bruit d’un robot : bruiiuizuizuizouiii (à condition de ne pas avoir à l’écrire lors d’une dictée, évidemment). Ce que j’apprécie, enfin, uploads/Litterature/ les-mots-laids.pdf

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