JEAN-MICHEL ROESSLI LES « ORACLES SIBYLLINS » Tour à tour une et multiple, païe

JEAN-MICHEL ROESSLI LES « ORACLES SIBYLLINS » Tour à tour une et multiple, païenne, juive et chrétienne, la Sibylle, ou les sibylles, de même que les oracles associés à leur nom, intéressent aussi bien les religions grecque et romaine que le judaïsme et le christianisme ancien et médié- val. Elles se sont faites porte-parole des polythéismes aussi bien que des monothéismes. Par leur présence au carrefour des mutations religieuses de l’Antiquité, elles sont devenues les interprètes privilégiées des croyances religieuses et des revendications identitaires de plusieurs groupes humains. Alors que la Sibylle grecque se caractérise par sa nature inspirée et que ses oracles, en grande partie perdus aujour- d’hui 1, concernent avant tout la sphère privée, sa sœur romaine prête son nom à une forme de divination toute différente, puisque ses arrêts, enregistrés dans des Libri Sibyllini dont la consultation est rigoureusement contrôlée, sont soumis à l’interprétation de pontifes qui ont pour charge d’en dégager la signification et les conséquences pour les affaires de l’État. Leur consultation, dont l’anna- listique romaine a gardé le souvenir, a donné lieu à l’in- troduction de nouveaux cultes, à la construction de temples et à bien d’autres décisions officielles de la part du pouvoir en place. Très tôt, les Juifs de la diaspora ont compris l’intérêt apologétique représenté par la Sibylle et ils n’ont pas hésité 1. Ceux qui nous restent ont été réunis par C. Alexandre, vol. 2, pars 2, p. 118-147. D’autres sont cités par G. CRÖNERT, « Oraculorum Sibyllino- rum Fragmentum Osloense », Symbolae Osloenses 6, 1928, p. 57-59. Voir H. W. PARKE, Sibyls and Sibylline Prophecy in Classical Antiquity, Londres - New York, 1988, Paperback, 1992 (avec bibliographie des travaux anté- rieurs). histoire_litterature_grecque_2_UNICODE_12194 - 16.10.2012 - 12:00:52 - page 591 à recourir à son autorité pour propager leurs croyances en imitant les Gentils sur leur propre terrain. C’est ainsi qu’ils ont composé de nouveaux recueils d’oracles et ont inséré dans les modèles païens dont ils disposaient des éléments de leur propre composition qui présentent des événements du passé, le plus souvent catastrophiques, comme des prophéties à venir, exprimées par le recours au temps futur de la conju- gaison. C’est ce que l’on appelle des uaticinia ex euentu. Le troisième livre des Oracula Sibyllina en est le premier exemple connu. Sa rédaction pourrait remonter au IIe siècle ou au Ier siècle av. J.-C. et c’est lui qui a servi de modèle aux autres livres du corpus parvenu jusqu’à nous. L’existence d’une sibylle juive est attestée pour la première fois par Alexandre Polyhistor, entre 80 et 40 av. J.-C. 1. Au IIe siècle de notre ère, Pausanias mentionne, dans sa Périé- gèse, une sibylle nommée Sabbè chez les Hébreux de Pales- tine ; certains la disaient babylonienne, d’autres égyptienne 2. Dans le troisième livre des Oracles sibyllins, la Sibylle se dit fille de Noé ou sa parente 3, et c’est en compagnie de ce dernier qu’elle apparaît sur quelques monnaies romaines du IIIe siècle. Pour des motifs de propagande analogues, les chrétiens se sont mis, eux aussi, à composer et à utiliser des recueils d’Oracles sibyllins. Cette pratique pourrait bien avoir com- mencé dès le IIe siècle de notre ère, puisque Celse en dénonce l’exploitation par les chrétiens 4. Elle se prolongera jusqu’à la fin de l’Antiquité, comme en témoigne la Théosophie de Tübingen, épitomé d’une collection de témoignages païens, parmi lesquels une sélection d’oracles de la Sibylle, destinés à 592 JEAN-MICHEL ROESSLI 1. EUSÈBE, Chronicon, Berlin, GCS 20, 1992, p. 12, l. 10 (= FGrH 680 T 7). 2. PAUSANIAS, Périégèse, 10, 12, 9. Voir aussi PS.-JUSTIN, Coh. 37, 1 et MOÏSE DE KHORÈNE, Histoire de l’Arménie, 1, 6. 3. Or. sibyl. 3, 827 ; voir aussi Or. sibyl. 1, 289-290 et prologue, ligne 33 (éd. Geffcken). Voir également I. CHIRASSI COLOMBO, « La bru de Noé », dans M. BOUQUET et F. MORZADEC (éd.), La Sibylle. Parole et représenta- tion, Rennes, PUR, 2004, p. 131-149 ; art. « Sibyllae », LIMC, t. VII, p. 30- 33 ; J.-M. ROESSLI, « Les sibylles, des figures pérennes au travers des mutations religieuses », dans La Divination dans le monde romain, Bâle, 2005, p. 104. 4. ORIGÈNE, Cels. 7, 53, 17-20. Voir aussi 5, 61, 34-37, à propos de la prétendue secte des sibyllistes. La première attestation du nom de la Sibylle dans un écrit chrétien se lit dans Le Pasteur d’Hermas. histoire_litterature_grecque_2_UNICODE_12194 - 16.10.2012 - 12:00:52 - page 592 démontrer la vérité du christianisme et dont la composition date de la fin du Ve siècle ou du début du VIe siècle 1. LA COLLECTION DES « ORACLES SIBYLLINS» Aucun manuscrit connu ne contient la totalité des Oracles sibyllins, tels que nous pouvons les lire aujourd’hui dans les éditions critiques imprimées. Celles-ci procèdent de la réu- nion de tous les textes retrouvés dans les manuscrits parvenus jusqu’à nous. La collection qui en résulte est un recueil dont la composition s’étend sur plus de sept siècles, puisque la partie la plus ancienne de la collection – le livre 3 – remonte au IIe siècle ou au Ier siècle av. J.-C., alors que la section la plus récente – le livre 14 – date du VIIe siècle de l’ère courante, du moins dans sa forme finale. Tel qu’il nous est parvenu et pris dans sa totalité, ce recueil compte plus de 4 200 vers écrits en hexamètres grecs et répartis dans douze livres de longueur inégale, numérotés de 1 à 14 en raison d’une tradition manus- crite incertaine et flottante (les livres 9 et 10 n’existent pas ; pour une explication, voir ci-dessous la présentation du livre 8). Ces textes oraculaires nous ont été transmis dans trois familles de manuscrits, dont les archétypes remontent à des époques différentes et résultent de choix divers et contrastés de la part des compilateurs qui en sont à l’origine. Les deux premières familles de manuscrits (Φ et Ψ) présentent de nombreux traits communs et sont donc manifestement pro- ches l’une de l’autre, au point que la deuxième famille (Ψ) est parfois considérée comme une forme abâtardie de la première (Φ). Elles nous donnent toutes deux accès à une première collection d’Oracles sibyllins (= collection A), probablement constituée au cours ou à la fin du Ve siècle de notre ère et divisée en huit livres, numérotés de 1 à 8 dans nos éditions modernes, depuis l’editio princeps de 1545 jusqu’aux édi- tions de référence du XXe siècle (voir bibliographie). Les manuscrits de la première classe (Φ), au nombre de cinq et tous postérieurs à 1450 – comme la plupart des LES « ORACLES SIBYLLINS » 593 1. Voir P. F. BEATRICE, Anonymi Monophysitae Theosophia. An Attempt at Reconstruction, Leyde - Boston - Cologne, 2001. histoire_litterature_grecque_2_UNICODE_12194 - 16.10.2012 - 12:00:52 - page 593 manuscrits parvenus jusqu’à nous –, commencent avec le livre 1 des éditions modernes, qui contient un récit de la création combiné au mythe hésiodique des cinq âges de l’humanité, tandis que les quatre manuscrits de la deuxième classe (Ψ) débutent avec le livre 8 de nos éditions, dont la teneur est historico-politique dans sa première partie (v. 1-216), christologico-eschatologique dans la deuxième (v. 217-500). Bien qu’il soit difficile de tirer toutes les consé- quences de ces différences dans l’organisation du recueil, elles révèlent probablement deux options distinctes de la part des scribes qui ont réuni ou copié ces textes et dont nous ignorons, hélas ! à peu près tout. Le premier voulait peut-être surtout mettre l’accent sur l’accord (symphonia) ou la coïn- cidence entre Hésiode, les oracles de la Sibylle et la Révé- lation de l’Ancien Testament, alors que le second s’attachait peut-être davantage à privilégier les prophéties relatives à Rome et au Christ 1. Deux des manuscrits de la première classe 2 comportent en outre un prologue, absent des autres manuscrits, dans lequel le compilateur expose son but et sa démarche. Il explique qu’il a voulu rassembler en un texte continu des oracles sibyllins jusque-là dispersés et de lecture incertaine, de manière à faciliter leur interprétation et à promouvoir la diffusion des avantages spirituels que l’on peut tirer de leur lecture, avan- tages bien supérieurs, selon lui, à ceux, pourtant importants, que l’on peut acquérir d’une étude laborieuse de la littérature grecque classique. Il précise que ces oracles sont profitables au lecteur, parce qu’ils présentent un exposé clair de toute la théologie chrétienne et rapportent aussi ce qui figure dans les livres de Moïse et des Prophètes sur la création du monde et 594 JEAN-MICHEL ROESSLI 1. On ne peut évidemment exclure qu’il y ait eu, de la part du scribe, simple interversion entre le livre 1 et le livre 8. Quoi qu’il en soit, l’ordre dans lequel les Oracles sibyllins nous ont été transmis a été fixé par un compilateur d’époque tardive et ne correspond pas à la chronologie de sa composition. Selon Geffcken, les livres actuels se sont succédé dans l’ordre suivant : 3 à 8, puis 1 et 2, 12, 13, 11 et 14. À l’instar de O. Waßmuth, j’incline à penser que le uploads/Litterature/ les-oracles-sibyllins 2 .pdf

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