Les usages de l’écrit du Moyen Âge aux Temps modernes Entretien avec Roger Char
Les usages de l’écrit du Moyen Âge aux Temps modernes Entretien avec Roger Chartier. Propos recueillis par Étienne Anheim et Pierre Chastang 1Au début de la leçon inaugurale de votre chaire du Collège de France « Écrit et cultures dans l’Europe moderne »1, vous précisez que votre enseignement se situera « entre la fin du Moyen Âge et notre présent ». Quelle importance attachez-vous à l’inclusion des derniers siècles du Moyen Âge dans la définition de votre travail ? 2L’importance des derniers siècles du Moyen Âge réside tout d’abord dans la discussion autour de l’invention, au milieu du xve siècle, de la reproduction des textes par caractères mobiles et de la presse à imprimer. Bien qu’il existe des continuités morphologiques, typographiques entre le livre manuscrit et le livre imprimé, ce moment-là a pu être interprété dans une perspective de printing revolution, d’une césure radicale. 3Le xive siècle, si l’on suit les idées fortes d’Armando Petrucci, constitue le moment où, pour des auteurs qui écrivent en vulgaire ou en latin – dans les genres canoniques du droit ou de la théologie –, se crée un concept nouveau, celui du libro unitario, objet qui renferme dans sa reliure des textes ou un texte qui ont un seul auteur. Armando Petrucci, ou certains de ses élèves, ont étudié cette première apparition pour Pétrarque2, mais on retrouverait, pour des auteurs français comme Christine de Pisan ou René d’Anjou, une évolution identique qui crée une césure par rapport à la tradition du livre en miscellanées dominante à partir des viie-viiie siècles. 4L’émergence du nom propre procède de ce nouveau concept de livre – l’œuvre-livre – qui joue sur l’identité entre un objet et une œuvre – œuvre isolée ou corpus de textes qui font œuvre. C’est un point très important par rapport à tous les raisonnements qui ont posé, en termes de volonté auctoriale ou de catégorie juridique, la question de l’émergence de l’œuvre comme livre et du livre comme œuvre. L’identité entre texte et objet est liée au geste matériel et intellectuel de la reliure, qui peut dépendre du possesseur du livre comme du copiste. 5Toujours selon Armando Petrucci, les xiie-xiiie siècles, au moins dans l’Europe méditerranéenne, représenteraient une rupture inauguratrice : celle du scrivere per leggere. À un modèle monastique de la copie, celle du scrivere senza leggere, s’oppose un modèle scolastique de la lecture où, à l’intérieur du monde universitaire, comme dans les mondes laïques séculiers apparaît le groupe des alfabeti liberi qui écrivent et lisent en dehors d’une obligation professionnelle. 6Il y a donc, pour un moderniste, trois grandes raisons d’inclure la période médiévale, si l’on considère la périodisation classique du Moyen Âge s’achevant en 1492. La première est la révolution de l’imprimerie dans la décennie 1450 ; la deuxième est la naissance, au milieu du xive siècle, du livre unitaire pour les textes en langue vulgaire et d’un concept moderne du livre qui lie étroitement le livre comme œuvre et l’objet comme livre ; on aurait enfin ce moment de basculement, dans les sociétés occidentales, des rapports entre écriture et lecture, l’émergence d’une familiarité de lecture avec ce qui est copié, le déplacement des lieux de copie des textes, du scriptorium à la boutique du stationnaire, et un changement dans les méthodes de lecture. Dans un article, Franco Alessio analyse ce tournant fondamental des xiie-xiiie siècles tant du point de vue des méthodes d’enseignement de la lecture, des lieux de production, que de la morphologie du livre, avec l’apparition du libro da banco, le grand livre de la scolastique3. 7Toutes raisons qui doivent conduire à intégrer des lectures sur le Moyen Âge dans une réflexion de plus longue durée. 8Tout au long de vos travaux, vous faites de fréquentes références aux historiens du Moyen Âge, en particulier à Armando Petrucci, auquel vous rendez hommage dans votre leçon inaugurale : pourriez-vous nous expliquer quelle importance a eue son œuvre, et plus généralement la bibliographie médiévale, dans le parcours d’un spécialiste de l’époque moderne comme vous ? 9Je l’ai beaucoup cité dès la première réponse. Je crois qu’il y a trois aspects importants dans l’œuvre d’Armando Petrucci, de ses élèves, et dans les publications de sa défunte revue Scrittura e civiltà. C’est tout d’abord de mettre en garde les modernistes contre une vision implantée par L’apparition du livre de Lucien Febvre et d’Henri-Jean Martin, paru en 19584, qui assimile l’imprimerie, l’invention de Gutenberg, à la naissance du livre. Cette thèse a été renforcée par l’ouvrage d’Elizabeth Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change5, plus encore par la version courte6 qu’elle a donnée de ce premier ouvrage. Contre cette idée d’une rupture radicale, l’accent doit être mis sur les continuités morphologiques de la hiérarchie des formats qui correspondent à des types de discours (libro da banco, livre humaniste, libretto da mano, libro da bisaccia), et dont hérite directement le monde de l’imprimerie. Il s’agit également d’une continuité graphique, puisque aussi bien la lettre romaine que l’italique trouvent leur origine dans le monde du manuscrit et non dans les ateliers typographiques. Ajoutons une dernière forme de continuité, celle du livre unitaire que l’imprimerie se contente de renforcer, sans que disparaissent pour autant les miscellanées qui survivent et fleurissent même à l’âge de l’imprimé et auxquels l’historien moderniste doit par conséquent porter attention. Voilà le premier grand enseignement de la lecture par un historien moderniste des grands essais d’Armando Petrucci, particulièrement ceux publiés dans les volumes de la Letteratura italianadirigée par Alberto Asor Rosa. 10La deuxième raison c’est le fait que, peut-être de manière plus discrète mais dans des articles très aigus, Armando Petrucci a attiré l’attention sur les parentés morphologiques entre les écritures documentaires et les formes de l’écriture poétique ou de fiction. Il a ainsi consacré un article au rapport entre les formules de l’écriture notariée et les manuscrits autographes d’auteurs dont on dispose pour les xive-xve siècles7. D’une manière comparable à l’architecture gothique et la pensée scolastique chez Erwin Panofsky, ils sont liés par un substrat social commun : le monde des notaires. Beaucoup de ces auteurs sont fils de notaire ou notaires eux-mêmes, ce qui incite à envisager la culture écrite dans un continuum qui permet de saisir, dans une même visée, des écritures à fin esthétique, que l’on va appeler littéraires, et des écritures dites ordinaires, pratiques ou documentaires. Le troisième élément, c’est qu’Armando Petrucci a inventé des thèmes de recherche qui se sont imposés comme importants dans le monde des modernistes, comme le scrivere per gli altri ou les délégations d’écriture, qui invitent à comprendre qui écrit pour qui dans une relation hiérarchique, professionnelle ou dans une relation d’homogénéité sociale. Ajoutons les compétitions sur la norme graphique entre les calligraphes professionnels, les secrétaires et les maîtres d’écriture, étudiées dans son livre La Scrittura8. La question également de l’expertise sur les écritures, particulièrement quand il s’agit de reconnaître les mains des écritures infamantes et diffamatoires. Pour tous ces thèmes, des travaux ont été menés par Armando Petrucci ou certains de ses élèves, comme Laura Antonucci. On peut ainsi dire qu’Armando Petrucci a d’emblée fait ce franchissement prospectif, puisqu’il a intégré dans sa compétence de paléographe des écritures médiévales, de multiples réflexions et travaux sur le premier âge moderne. On peut également penser au livre que je viens de citer sur La Scrittura, titre un peu excessif puisqu’il traite des écritures exposées dans la très longue durée, depuis le moment de leur retour aux xie-xiie siècles jusqu’aux graffitis de mai 68. En même temps, Armando Petrucci est un nom qui peut dépasser la personne dans la mesure où, pour moi, il incarne l’ensemble de travaux essentiellement italiens qu’il a inspirés, et qui ont été publiés en particulier dans la revue Scrittura e civiltà. 11Je pense ainsi que l’intérêt à l’heure actuelle porté à une certaine forme d’histoire de l’écriture dans le monde espagnol est un héritage des travaux ou de l’enseignement d’Armando Petrucci pour un certain nombre de collègues, d’un côté Francisco Gimeno Blay à Valence et de l’autre Antonio Castillo Gómez à Alcalá de Henares ; le premier est un spécialiste des écritures médiévales castillanes ou catalanes, mais avec les mêmes perspectives que celles d’Armando Petrucci ; le second est quant à lui spécialiste des écritures des xvieet xviie siècles. 12Ma rencontre avec l’inspiration d’Armando Petrucci a été d’emblée très heureuse car il n’a pas voulu limiter l’histoire de l’écriture au domaine de la paléographie médiévale, dont il était un maître, mais il a cherché à entrer toujours plus en avant dans l’époque moderne jusqu’au contemporain ; peut-être parce qu’il y avait chez lui un intérêt puissant pour les problèmes du présent, dans une perspective que l’on peut qualifier de progrès, et un engagement civique et politique, rare en France et qui, généralement, ne va pas de pair avec l’exercice paléographique ! D’où ses livres portant sur l’écriture, les pratiques de l’écrit et les inégalités dans l’accès à l’écrit dans le monde contemporain, et cette volonté de regarder en amont, à partir du thème de l’apparition du livre uploads/Litterature/ les-usages-de-l-x27-ecrit-du-moyen-age-aux-temps-modernes.pdf
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