LES « YEUX ÉCARQUILLÉS » OU CE QUI S'APPELLE VOIR DANS L'ŒUVRE DE SAMUEL BECKET

LES « YEUX ÉCARQUILLÉS » OU CE QUI S'APPELLE VOIR DANS L'ŒUVRE DE SAMUEL BECKETT Solveig Hudhomme Armand Colin | « Littérature » 2012/3 n°167 | pages 104 à 113 ISSN 0047-4800 ISBN 9782200927882 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-litterature-2012-3-page-104.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Le narrateur de L’Innommable, se décrivant immobile face à un mur « où il ne se passe rien, 99 % du temps2 », pose ainsi l’équation qui régit son propre discours : « [...] ils appellent ça penser, ce sont des visions3. » Le regard s’impose comme une problématique essentielle à la création verbale : il l’informe. Aussi les héros beckettiens s’interrogent-ils eux-mêmes sur leur rapport à la vue, à la vision. Dès les premières pages de son récit, Molloy évoque ainsi deux promeneurs, A et B, qui lui paraissent familiers. Il s’interrompt aussitôt pour poser la question qui servira de fil conducteur à notre réflexion : Et qu’est-ce que j’appelle voir et revoir4 ? L’organe visuel se trouve en effet bien souvent au cœur des textes beckettiens, qu’ils soient romanesques ou dramatiques. Nous nous propo- serons dans cette étude d’envisager l’œil comme un support propice à la monstration d’un procédé créateur, procédé dont la clef est à chercher dans un terme qui accompagne tout au long de l’œuvre le « voyant » que se révèle être le narrateur beckettien, « voyant » qui « écarquille » les yeux, parfois dans la boue, toujours dans le noir. Comment comprendre la récurrence de ce terme dans l’œuvre francophone ? L’œil écarquillé ne serait-il pas à la vision ce que la bouche, protagoniste de Pas moi, est à la voix, un outil sinon de connaissance, du moins de création, outil, medium, qu’il s’agit de mettre en scène ? Il s’agira ainsi d’examiner de près le terme afin d’en saisir la portée esthétique et poétique. L’œil, en effet, se voit parfois investi d’un véritable rôle dans l’action : dans Mal vu mal dit, le globe est un personnage à part entière qui entame une quête dont l’objet, la vieille femme du logis, ne cesse de se dérober. 1. Beckett, Samuel, Le Monde et le pantalon, suivi de Peintres de l’empêchement, Paris, Minuit, 1990, p. 21-22. 2. Beckett, Samuel, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953, p. 23. 3. Ibid., p. 198. 4. Beckett, Samuel, Molloy, Paris, Minuit, 1951, p. 18. 104 LITTÉRATURE N° 167 – SEPTEMBRE 2012 rticle on line rticle on line Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.76.178.10 - 11/03/2020 14:38 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.76.178.10 - 11/03/2020 14:38 - © Armand Colin LES YEUX ÉQUARQUILLÉS L’une des œuvres dans laquelle l’œil accède le plus explicitement au statut de personnage appartient cependant au domaine cinématographique. Le scénario de Film, « aperçu général », s’ouvre sur une citation tronquée de Berkeley, philosophe irlandais du XVIIIe siècle : « Esse est percipi5. » La perception, plus précisément « l’insupprimable perception de soi » se trouve dès lors au cœur du problème. Pour pouvoir figurer cette situation le protagoniste se scinde en deux, objet (O) et œil (Œ), le premier en fuite le second à sa poursuite. Il apparaîtra seulement à la fin du film que l’œil poursuivant est celui, non pas d’un quelconque tiers, mais du soi6. La possibilité de « se voir » passe en effet par une scission du sujet en deux instances modelées selon deux impératifs, le percipi et le percipere. Il convient cependant de s’interroger sur les modalités de ce regard : comment révèle-t-il cette scène intérieure qui semble tour à tour prendre la forme du crâne, de la rotonde ou encore du cylindre ? Comment ces « visions », ces « images », se révèlent-elles à l’« œil n’ayant pas besoin de lumière pour voir7 » ? L’interrogation que comporte la vision semble nourrie de la lecture de Rimbaud, dont Beckett a traduit Le Bateau ivre, en 1932 : « l’œil clos » se présente ainsi comme une activité en soi, à laquelle on « s’adonne », et ne laisse pas d’évoquer le geste de l’auteur des Poètes de sept ans, « écrasant son œil darne », « pour des visions », geste qui, dans la première partie de Comment c’est, s’adjoint à la seule fermeture des paupières lorsque celle-ci s’avère inefficace : si cela ne suffit pas je l’agite ma main on parle de ma main dix secondes quinze secondes je ferme les yeux un rideau tombe8 La quête de l’image semble pourtant moins se réduire à un geste qu’à un terme, terme qui par son histoire, ses résonances, engage une problématique du regard comme activité créatrice dont l’œil « écarquillé » sera à la fois source et objet. Bien souvent l’objet du regard n’est pas même précisé, l’activité de l’œil résidant dans le simple fait de « fixer ». L’incipit d’Imagination morte imaginez pose ainsi les deux temps de la fabrique de l’image, « fixer » et « taire » : Îles, eaux, azur, verdure, fixez, pff, muscade, une éternité, taisez. Jusqu’à toute blanche dans la blancheur la rotonde9. L’écart entre la version anglaise et la version française illustre l’aspect ambivalent de ce terme, à envisager selon ses deux acceptions, « regarder 5. « Esse est percipi aut percipere » est la citation complète. 6. Beckett, Samuel, Film in Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1972, p. 113. 7. Beckett, Samuel, Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981, p. 8. 8. Beckett, Samuel, Comment c’est, Paris, Minuit, 1961, p. 21. 9. Beckett, Samuel, Imagination morte imaginez in Têtes-mortes, Paris, Minuit, 1967, 1972, p. 51. 105 LITTÉRATURE N° 167 – SEPTEMBRE 2012 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.76.178.10 - 11/03/2020 14:38 - © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.76.178.10 - 11/03/2020 14:38 - © Armand Colin SAMUEL BECKETT fixement » et « rendre fixe ». Si dans cet extrait la seconde s’avère plus pertinente – le terme est traduit par le groupe nominal « one glimpse », « un coup d’œil » – elle ne parvient jamais à s’imposer. Cette activité se décline en différents termes dans les écrits en langue anglaise : dans Imagination Dead Imagine, les yeux, « open wide and gaze in unblinking exposure10 » sont ainsi décrits par une périphrase construite autour du verbe to gaze. Le terme le plus fréquemment utilisé reste cependant stare, employé tantôt comme nom, pour désigner le regard lui-même, tantôt comme verbe ou adjectif. L’expression the staring eyes se présentera ainsi de façon récurrente, de How It Is à Worstward Ho : way off on the right on the tugging hand the mouth shut grim the staring eyes glued to the mud [...]11. The staring eyes. Dimly seen. By the staring eyes12. Cette posture du regard, de plus en plus prégnante au fil de l’œuvre, s’impose de fait dès la rédaction de L’Innommable. Dès les premières pages s’affirme ce qui deviendra désormais figure récurrente, figure du personnage pour qui « l’époque des bâtons est révolue ». Contrairement à Molloy, et surtout à Malone, le narrateur de L’Innommable n’a plus que ses yeux pour apprécier le mur qui lui fait face : [...] ici je ne peux compter strictement que sur mon corps, mon corps incapable du moindre mouvement et dont les yeux eux-mêmes ne peuvent plus se fermer, [...] contraints, centrés et écarquillés, de fixer sans arrêt le court couloir où il ne se passe rien, 99 % du temps13. Un seul terme s’impose donc en français pour traduire le caractère fixe et insistant du regard, le participe passé « écarquillé », que l’on retrouve dans les Textes pour rien, où sont dépeints « les yeux d’un muet, d’un demeuré, qui ne comprend pas, qui n’a rien compris, qui se regarde dans un miroir, qui regarde devant lui, dans le désert, les yeux écarquillés, uploads/Litterature/ les-yeux-ecarquilles-ou-ce-qui-s-x27-appelle-voir-dans-l-x27-oeuvre-de-samuel-beckett-solveig-hudhomme.pdf

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