LETTRE A UN CRITIQUE SÉVÈRE Tu es charmant, intelligent, malveillant, porté mêm

LETTRE A UN CRITIQUE SÉVÈRE Tu es charmant, intelligent, malveillant, porté même à la méchanceté. Encore un effort... car enfin la lettre que tu m'envoies, invoquant tantôt ce que l'on dit, tantôt ce que tu penses toi-même, et les deux mélangés, c'est une sorte de jubilation sur mon malheur supposé. D'un côté, tu me dis que je suis coincé, de toutes manières coincé, dans la vie, dans l'enseignement, dans la politique, que je suis devenu sale vedette, que ça ne durera pas d'ailleurs et que je ne m'en sortirai pas. D'un autre côté, tu me dis que j'ai toujours été à la traîne, que je vous suce le sang et que je goûte vos poisons, à vous les vrais expérimenta- teurs ou les héros, mais que je reste sur le bord en vous regardant et en profitant de vous. Moi, je ne sens rien de tout ça. Les schizos, vrais ou faux, sont en train de me faire tellement chier que je me convertis joyeusement à la paranoïa. Vive la paranoïa. Qu'est-ce que tu veux m'in- jecter avec ta lettre, sinon un peu de ressentiment (t'es coincé, t'es coincé, « avoue-le »...) et un peu de mauvaise conscience (t'as pas honte, t'es à la traîne...) ; si tu n'avais que ça à me dire, ça ne valait pas la peine. Tu te venges de faire un livre sur moi. Ta lettre est pleine d'une commisération feinte et d'un réel appétit de vengeance. D'abord, je rappelle quand même que ce n'est pas moi qui l'ai souhaité, ce livre. Tu dis tes raisons d'avoir voulu le faire : « Par humour, hasard, appétit d'argent 11 ou d'ascension sociale. » Je ne vois pas bien comment toutes ces choses vont être satisfaites ainsi. Encore une fois c'est ton affaire, et je t'ai dit dès le début que ton livre ne me concernait pas, que je ne le lirai pas ou que je le lirai plus tard comme te concernant, toi. Tu es venu me voir pour me demander je ne sais quoi d'inédit. Et, vraiment pour te faire plaisir, je t'ai proposé un échange de lettres : c'était plus facile et moins fatigant qu'un entretien au magnétophone. A condition que ces lettres soient publiées bien distinctes de ton livre, comme une espèce d'appendice. Tu en profites déjà pour déformer un peu notre accord, et me reprocher de m'être conduit avec toi comme une vieille Guermantes disant « on vous écrira », comme un oracle te renvoyant aux P et T ou comme un Rilke refusant ses conseils à un jeune poète. O patience. Il est vrai que la bienveillance n'est pas votre fort. Quand je ne saurai plus aimer et admirer des gens ou des choses (pas beaucoup), je me sentirai comme mort, mortifié. Mais vous, on dirait que vous êtes nés tout amers, votre art est celui du clin d'œil, « on ne me la fait pas... je fais un livre sur toi, mais je vais te montrer... ». De toutes les interprétations possibles vous choisissez généralement la plus malveillante ou la plus basse. Pre- mier exemple : j'aime et j'admire Foucault. J'ai écrit un article sur lui. Et lui sur moi, où il y a la phrase que tu cites : « Un jour peut-être le siècle sera deleuzien. » Ton commentaire : ils s'envoient des fleurs. Il semble que ne puisse pas te venir à l'esprit que mon admiration pour Foucault est réelle ; et pas davantage que la petite phrase de Foucault est une phrase comique destinée à faire rire ceux qui nous aiment bien, et à faire râler les autres. Un texte que tu connais explique cette malveillance innée des héritiers du gauchisme : « Si vous êtes gonflé, essayez donc de prononcer devant une assemblée gauchiste le mot de fraternité ou de bienveillance. Ils s'adonnent à 12 l'exercice extrêmement studieux de l'animosité sous tous ses travestis, de l'agressivité et de la dérision appliquées à tout propos et à toute personne, présente ou absente, amie ou ennemie. Il n'est pas question de comprendre l'autre, mais de le surveiller » l. Ta lettre est une haute surveillance. Je me souviens d'un type du Fhar déclarant dans une assemblée : si on n'était pas là pour être votre mauvaise conscience... Bizarre idéal un peu flic d'être la mauvaise conscience de quelqu'un. Et toi aussi, on dirait que faire un livre sur (ou contre) moi doit dans ton esprit te donner un pouvoir sur moi. Rien du tout. Me dégoûte autant pour mon compte la possibilité d'avoir mauvaise conscience que d'être la mauvaise conscience des autres. Deuxième exemple : mes ongles, qui sont longs et non taillés. A la fin de ta lettre tu dis que ma veste d'ouvrier (ce n'est pas vrai, c'est une veste de paysan) vaut le corsage plissé de Marilyn Monroe, et mes ongles, les lunettes noires de Greta Garbo. Et tu m'inondes de conseils ironiques et malveillants. Comme tu y reviens plusieurs fois, à mes ongles, je vais t'expliquer. On peut toujours dire que ma mère me les coupait, et que c'est lié à Œdipe et à la castration (interprétation grotesque, mais psychanalytique). On peut remarquer aussi, en observant l'extrémité de mes doigts, que me manquent les emprein- tes digitales ordinairement protectrices, si bien que tou- cher du bout des doigts un objet et surtout un tissu m'est une douleur nerveuse qui exige la protection d'ongles longs (interprétation tératologique et sélectionniste). On peut dire encore, et c'est vrai, que mon rêve est d'être non pas invisible, mais imperceptible, et que je compense ce rêve par la possession d'ongles que je peux mettre dans ma poche, si bien que rien ne me paraît plus choquant que quelqu'un qui les regarde (interprétation 1. Recherches, numéro de mars 1973, « Grande Encyclopédie des homosexualités ». 13 psycho-sociologique). On peut dire enfin : « II ne faut pas manger tes ongles parce qu'ils sont à toi ; si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux et si tu peux » (interprétation politique, Darien). Mais toi, tu choisis l'interprétation la plus moche : il veut se singulariser, faire sa Greta Garbo. En tout cas c'est curieux que, de tous mes amis, aucun n'a jamais remarqué mes ongles, les trouvant tout à fait naturels, plantés là au hasard comme par le vent qui apporte des graines et qui ne fait parler personne. Alors j'en viens à ta première critique, où tu dis et redis sur tous les tons : tu es bloqué, tu es coincé, avoue-le. Procureur général. Je n'avoue rien. Puisqu'il s'agit par ta faute d'un livre sur moi, je voudrais expli- quer comme je vois ce que j'ai écrit. Je suis d'une génération, une des dernières générations qu'on a plus ou moins assassinée avec l'histoire de la philosophie. L'his- toire de la philosophie exerce en philosophie une fonc- tion répressive évidente, c'est l'Œdipe proprement philo- sophique : « Tu ne vas quand même pas oser parler en ton nom tant que tu n'auras pas lu ceci et cela, et cela sur ceci, et ceci sur cela. » Dans ma génération, beaucoup ne s'en sont pas tirés, d'autres oui, en inventant leurs propres méthodes et de nouvelles règles, un nouveau ton. Moi, j'ai « fait » longtemps de l'histoire de la philosophie, lu des livres sur tel ou tel auteur. Mais je me donnais des compensations de plusieurs façons : d'abord en aimant des auteurs qui s'opposaient à la tradition rationaliste de cette histoire (et entre Lucrèce, Hume, Spinoza, Nietz- sche, il y a pour moi un lien secret constitué par la critique du négatif, la culture de la joie, la haine de l'intériorité, l'extériorité des forces et des relations, la dénonciation du pouvoir..., etc.). Ce que je détestais avant tout, c'était le hégélianisme et la dialectique. Mon livre sur Kant, c'est différent, je l'aime bien, je l'ai fait comme un livre sur un ennemi dont j'essaie de montrer 14 comment il fonctionne, quels sont ses rouages — tribunal de la Raison, usage mesuré des facultés, soumission d'autant plus hypocrite qu'on nous confère le titre de législateurs. Mais, surtout, ma manière de m'en tirer à cette époque, c'était, je crois bien, de concevoir l'histoire de la philosophie comme une sorte d'enculage ou, ce qui revient au même, d'immaculée conception. Je m'imagi- nais arriver dans le dos d'un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et qui serait pourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, c'est très important, parce qu'il fallait que l'auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. Mais que l'enfant soit monstrueux, c'était nécessaire aussi, parce qu'il fallait passer par toutes sortes de décentrements, glissements, cassements, émissions secrè- tes qui m'ont fait bien plaisir. Mon livre sur Bergson est pour moi exemplaire en ce genre. Et aujourd'hui il y a des gens qui se marrent en me reprochant d'avoir écrit même sur Bergson. C'est qu'ils ne savent pas assez d'histoire. Il ne savent pas ce que Bergson, au début, uploads/Litterature/ lettre-a-un-critique-severe.pdf

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