COMPTER AVEC LA POÉSIE ENTRETIEN DE JEAN-LUC NANCY AVEC PIERRE ALFERI 1. Le pre

COMPTER AVEC LA POÉSIE ENTRETIEN DE JEAN-LUC NANCY AVEC PIERRE ALFERI 1. Le premier essai des Muses prend acte de la dispersion des arts dans l’après-romantisme. Qu’est-ce qui est arrivé à cet absolu poétique qui a pu se confondre avec l’absolu littéraire ? Pourquoi la poésie a-t-elle irrémédiablement perdu son statut de fédérateur des arts ? En quoi n’est-ce pas un mal ? Est-il exact que je prenne « acte de la dispersion des arts dans l’après-romantisme » ? J’ai dû mal et trop peu m’exprimer. Le romantisme exhibe une volonté de l’art au singulier et absolument, ce qui, du reste, ne signifie pas que cette volonté ne soit pas à repérer avant lui, peut-être même bien avant lui. Mais enfin, il l’exhibe – et cela doit aussi nous rappeler, du même coup, qu’avant lui les arts – ceux qu’on fédère alors sous le nom encore pluriel de « beaux-arts », lui-même encore distinct des « belles-lettres », et encore adhérent, par la distinction qu’il pose, aux arts non beaux, libéraux ou serviles –, les arts, donc, avaient des modes d’être relativement distincts. Voilà pour l’avant (ce qui n’empêche pas que quelque chose du concept de l’« art » s’y tenait déjà présent, non explicité). Quant à l’après, il faudrait longuement développer : car la « dispersion » y est corrélative d’un incessant rassemblement sous l’égide, non plus fédérative, mais assomptive et unitaire, de l’« art » au singulier. Tout se joue dans une violente tension entre deux pôles, de fragmentation et d’hypostase unitaire sous le nom d’« art ». Ce qu’il faut sans doute remarquer, c’est que cette hypostase a de plus en plus tendu à désigner son référent, ou son embrayeur, dans les arts plastiques, plutôt que dans la poésie. Pour le romantisme au contraire, « poésie » est le nom absolu. Sous le nom d’« art », par conséquent, quelque chose s’est à la fois émancipé des tutelles religieuse, politique et philosophique, hypostasié comme une essence propre, autoréférentielle et autolégitimée, et aussi distendu en lui-même, moins par « dispersion » proprement dite que par confusion de ses genres ou de ses espèces – confusion, brouillage ou démultiplication indéfinie. Mais il est certain que c’est la poésie qui a fait les frais principaux de l’histoire. La poésie, c’est-à-dire à ce compte le nom romantique de l’Art. Si bien qu’on pourrait dire que l’art moderne, c’est le rassemblement autour d’un nom exsangue – l’art – de « pratiques artistiques » qui ont perdu le nom propre de leur identité commune – la poésie. Pourquoi ? Peut-être parce que la poésie, pour les romantiques mais déjà pour Kant et pour d’autres avant eux, désignait l’organe de l’infini. L’organe de l’infini, ce devait être ce qui met en œuvre, au sens fort du mot « œuvre », une transcendance absolue de toute détermination. Le romantisme est la liquidation (du moins, sa volonté) de la détermination – comme si une angoisse générale s’était emparée d’une société qui se voyait plonger dans la détermination. La poésie est devenue l’autodépassement du langage, l’autodépassement du sens – conçu comme le sens même. De là aussi l’accrochage tendu, crispé, noué qu’elle a engagé avec la 1 philosophie (à moins que ce ne soit parti de celle-ci : comment distinguer ? comment ne pas refaire toute une histoire, qui doit remonter non pas seulement au romantisme, ni même à la Renaissance, mais à Platon, pour discerner ce qui est engagé dès le début : un chiasme, un conflit intime de poésie et de philosophie ? Je ne veux pas m’y avancer, et je ne le pourrais pas, mais écrire cette histoire entière – dont il existe, certes, des fragments – serait aujourd’hui une tâche nécessaire). Les autres arts ont tendu là contre (et je veux dire « tout contre » cela : à la fois saisis du même vertige et le récusant) toutes sortes de ressources « formelles » – mais cela veut dire la « forme » en tant que refus de l’épanchement du sens, garrot contre l’hémorragie. À cet égard, il faudrait suivre l’histoire toute moderne du « petit » et du « grand » dans l’art : petites formes et grandes formes, grand art et art minimal, posture héroïque et posture artisanale, etc. À ce compte, les « arts » ont pu sembler rester exempts de cette espèce de dissolution interne, de perte d’identité par suridentification qui a gagné la poésie. Cela dit, une remarque : vous semblez considérer qu’il serait temps, aujourd’hui, de prendre acte de cette perte de privilège de la poésie. Vous faites comme si la « haine de la poésie » (mot de Bataille, vous le savez) n’était pas déclenchée depuis longtemps, depuis Rimbaud, puis Valéry, ensuite Bataille ou Artaud, d’autres encore. Si bien que je me demande s’il ne faut pas plutôt s’interroger à partir de cette situation depuis longtemps suicidaire, ou autodénonciatrice, qui fait qu’aujourd’hui, sinon la poésie, du moins le poétique est très largement tenu en suspicion. Tant et si bien que je serais presque porté à me demander si ce soupçon lui-même ne doit pas être à son tour soupçonné. Je ne veux pas dire qu’il s’agit de l’annuler, mais de savoir ce qu’il recouvre au juste : et si c’était en fait le désir de retrouver une « vraie » poésie ? Je vais y revenir sous 3. 2. Au sein de cette pluralité irréductible des arts, la poésie jouit du privilège redoutable de passer pour la plus artistique des pratiques littéraires et la plus arbitraire des pratiques artistiques. (Comparés aux plasticiens, aux compositeurs, aux architectes, les poètes font souvent figure de peintres du dimanche.) Quelle serait la façon rigoureuse, fidèle aux exigences du temps, d’affirmer ce statut ambigu ? Je ne peux pas répondre à cette question, d’abord parce que je comprends mal les termes de sa première phrase – notamment « la plus arbitraire des pratiques artistiques » : il me semblerait plutôt que désormais, et si on veut dire les choses dans ces termes, l’« arbitraire » est passablement répandu, non seulement à travers la diversité des arts, mais plus largement, quant à la définition même des « genres » artistiques, quant à leurs mélanges, transgressions, hybridations, et enfin quant à la catégorie même de l’« art ». Il me semble donc que c’est plutôt dans cette perspective qu’il faudrait aborder la question. Ensuite, je ne saurais répondre à ce qui est demandé, car je n’ai rien à prescrire à la poésie. Tout au plus puis-je dire qu’elle ne saurait se tenir quitte de son voisinage avec la philosophie, voisinage intime, complexe, conflictuel, séducteur et captateur à la fois – et cela, de l’une à l’autre autant que de l’autre à l’une. Il faudra bien, à nouveau, s’y affronter. Le philosophe ne peut pas, en tout cas, ne pas être effleuré – ou tenaillé – par une sorte de nécessité de poésie qui lui vient du plus vif de sa pratique, et indépendamment de toute exaltation, de toute tentation « poétisante ». Cela ne veut pas dire que 2 la poésie doive, comment dire ? prendre en charge la métaphysique. Ce n’est pas, en tout cas, une affaire de « grands sujets » ou de « pensées profondes », pas seulement ni simplement. Ce serait plutôt d’abord l’affaire de ce qui, du rapport à la langue (ou de l’être-dans-la-langue) est commun à philosophie et poésie – qui est commun et qui les partage (aux deux sens du mot) de l’intérieur de cette communauté. Je ne peux guère en dire plus, pour le moment, mais il y a là, en tout cas, de la nécessité, et non de l’arbitraire. 3. Prenant d’avance le contre-pied de tous ses avatars, le premier romantisme annonçait que « l’idée de la poésie » serait « la prose » (selon la phrase qu’aime à citer Philippe Lacoue- Labarthe). Cette annonce ne vaut-elle pas encore aujourd’hui ? Le goût de la poésie pour les objets partiels, son fétichisme formel lui font périodiquement toucher sa limite : est-ce qu’ils ne l’invitent pas ainsi à une sorte d’autodépassement, c’est-à-dire de « prosaïsation » ? Non seulement l’annonce romantique de la « prose » vaut encore aujourd’hui, mais il est certain que nous sommes plus que naguère sous son injonction, ou, si l’on préfère, devant son invite (comme on dirait en langue d’ordinateur, « à l’invite POE.SIE/>, entrez cd PRO/SE… »). Cette affaire nous hante littéralement, et l’on pourrait en multiplier les preuves et les indices. Mais c’est précisément ici que je voudrais introduire ce que j’annonçais à la fin de 1. Il me semble qu’il faudrait lever une simple équivoque : en revendiquant la prose, on ne revendique tout de même que « l’idée de la poésie », selon la formule romantique, en effet. À partir de là, il y a assurément beaucoup de choses précises et fines à dire, que certains romantiques ont dites (les romantiques de la « sobriété », contre les romantiques du romantisme sentimental et mysticisant), que uploads/Litterature/ compteraveclapo-sie.pdf

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