« Son plus profond abîme est sa plus belle forme » (Hadewijch d'Anvers) Vincent
« Son plus profond abîme est sa plus belle forme » (Hadewijch d'Anvers) Vincent La Soudière à Marc Wetzel Paris, le 4 janvier 1982 Je réponds très tard à votre lettre, Marc ; je vous prie de m'en excuser. Mais, intérieurement, je ne pouvais pas le faire avant. Mon « avant-lettre » vous aura-t-elle fait prendre patience ?... Car votre lettre est comme du feu – un feu qui m'a brûlé, presque torturé, si personnel est l'impact qu'il a produit en moi. Cette lettre, je l'ai lue en deux fois : j'étais suffoqué, bouleversé, parfois sur le point de pleurer. Et puis cette sommation que vous me lancez à plusieurs reprises, et à laquelle je ne pourrai jamais répondre de la façon que vous désirez. Vous m'obligez à l'impossible ; me dire en ma vérité totale ; me dire absolument. Seule la poésie pourrait dénouer pareille impossibilité ; seule elle pourrait rendre compte sans injustice, à travers des transpositions qui feraient éclater toute biographie. Malgré tout, je veux essayer, pour vous, de dire ce que je peux dire. Si j'ai pris du retard pour vous répondre, c'est que j'accumulais aussi des retards intérieurs et que les conditions où je me trouvais dans cette maison de repos ne me permettaient aucun recueillement. Je suis maintenant à Paris, pour un mois environ, avant de repartir pour l'inconnu... Marc, je crois ne vous avoir jamais rien caché. Je ne vais donc vous dire rien que vous ne sachiez déjà. Je ne ferai que préciser et compléter. C'est dans un bloc de basalte noir que mon visage a été sculpté dès l’origine. Tout le reste s’en est suivi, jusqu’à cette herse de fer plantée dans le cours de mon sang, et qui enténèbre ma vie. Je n’invente pas, je vous demande de me croire, les sombres péripéties de mon existence – telles que vous avez pu les lire ou que je vous ai confiées. C’est ainsi, implacablement : une « séquestration » progressive, une lente noyade, un arrachage, un dépouillement, une érosion de l’être, qui n’ont cessé de me retrancher de tout – de moi-même – jusqu’à ce désert de mâchefer où je ne suis même pas enseveli, où au contraire je me trouve mortellement exposé. Ainsi, après avoir perdu le monde, et ma place dans le monde, je me suis perdu moi-même, j’ai perdu ma trace ; j’ai cessé de pouvoir m’appréhender et me comprendre. Ma pensée n’était plus ma pensée ; mon propre sens avait disparu dans ce lent naufrage de quarante années. Mon « âme » m’avait été arrachée et avait disparu dans l’espace anonyme. Comment la rattraper ? Comment la rappeler ? J’étais comme un homme décapité – amputé de son humanité. Je ne retrouvais, un moment, mon visage et mon sens que dans le regard de quelques personnes. Et ces retrouvailles avec moi-même étaient d’autant plus déchirantes qu’elles ne dépendaient pas de moi et prenaient fin dès que les regards s’étaient détournés. Le « savoir du mal » que vous m’attribuez n’a pas d’autre origine. Dans l’écriture, j’ai dû l’extrapoler, lui conférer un statut et une stature plus vastes et plus définitifs que nature, et c’est peut-être ce qui vous a abusé. Car l’écriture ment – est obligé de mentir –, mais à cause de la vérité. C’est son insurmontable ambiguïté, son devoir et sa grandeur. Je ne dis pas, Marc, que je ne sois né que pour la souffrance, ni qu’elle soit ma seule et unique identité en ce monde. Seulement, les circonstances m’ont fixé ma place : les souterrains et les cachots, les dépotoirs et les cloaques. Mais je dois ajouter ceci, qui achèvera peut-être de vous éclairer : je n’ai aucun don pour exprimer les « choses heureuses », la joie, l’allègement. À l’inverse – et vous le savez bien –, l’expression du mal et de la souffrance m’est presque congénitale. J’y ai, hélas, une aisance effrayante. La familiarité des mots les plus sombres et les plus terribles m’a été donnée depuis très longtemps, sans doute depuis toujours. Quand la joie m’est donnée – cela arrive tout de même quelquefois –, je suis impropre à l’exprimer ; je reste muet. Je n’ai jamais appris à la ressentir et à l’incarner dans un langage. Son lexique me fait à peu près totalement défaut. Je suis privé des mots qui disent le bien, le fort, l’apaisé. Mon instrument n’est accordé qu’à la tempête et aux naufrages. De tout l’orchestre, il ne me reste que le cor et le violoncelle… L’obscurité, l’horreur, la douleur seront donc mes matériaux de prédilection – pour mon plus grand dam, mais qu’y puis-je ?... Tout cela est devenu en moi si ancré, si invétéré, que mots et expériences se sont peu à peu confondus, et que c’est par là que mon sens (existentiel) a fini par m’échapper, et que mon identité m’a été retirée. En cette extrémité, la seule référence qui me permit encore de me saisir, de me comprendre, était l’image du Christ sur la croix, dépouillé de tout, agonisant, et criant : « Père, Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Pourquoi cette référence, cette image unique ? Je ne sais. Elle s’imposait à moi. Je sentais obscurément que l’image de ce suprême abandonné était comme le seul et le dernier miroir où je pouvais encore me regarder. Elle l’est toujours… Encore une fois, ce « savoir du mal » m’a été imposé – imposé comme une loi inhumaine certes, mais implacable et sans accommodement possible. De toutes mes forces, cependant, je cherche à accéder à un autre savoir ; cet autre savoir… qui m’est, contre toute attente, accordé de temps en temps. Alors, l’espace d’un bref instant, s’entrouvrent les régions ouraniques – qui me consolent de tout, réparent tout, guérissent tout. Pour un instant seulement – et je retourne aussitôt après à ma fosse de ténèbres. Je ne voulais pas vous laisser ignorer la survenue en moi de ces brèves effulgences. Malgré leur rareté, elles me sont, en qualité, infiniment plus essentielles, elles pèsent beaucoup plus lourd dans ma vie que cette incessante séquestration et ses fantasmes destructeurs. Non, Marc, nous ne « ferons pas seulement malheur commun » ; je vous le promets. Nous nous efforcerons – je m’efforcerai – de nous découvrir l’un à l’autre le beau, le pur et le lumineux que nous portons aussi au fond de nous et qu’un réflexe funeste nous empêche de manifester au dehors. Mais je ne vous ai pas menti, je ne vous ai pas trompé : j’agonise dans une fosse depuis très longtemps. Je suis proche de la Bête effroyable qui veut ma perdition. (Ces mots ne sont que la traduction intérieure et métaphorique d’un état singulièrement réel de déséquilibre et de manque : je ne fréquente plus le monde depuis si longtemps ! et j’y ai perdu toutes les batailles d’homme.) Mais je tiens encore debout, et je crie, et j’appelle… – J’appelle Dieu, n’en doutez pas. Le Dieu des Psaumes, « qui ne cherche pas la mort du pêcheur mais qu’il vive ». Si parfois j’éprouve quelque soulagement, si une main inconnue écarte mon rideau de flammes et se pose sur mon front avec une indicible douceur, j’incline à penser que c’est mon Ange qui vient à moi, appelé par l’excès du Mal et du malheur, et qui me dit : « Ne crains pas ». Mais l’instant est si court, où la tendresse me ressuscite. Les tenailles sont prêtes dans mes sous-sols et elles font leur atroce besogne dès que l’épisode bienheureux a pris fin. Ainsi, mon « savoir » est plus sûr et plus étendu dans le domaine sombre du Mal – surtout à cause de la durée que je passe enfermé. La lumière est si brève que je ne puis en parler ; et les ténèbres interminables… Marc, Marc, vos derniers mots me consolent de tout : trouvaille de votre amitié, de votre amour. Je crains de n’avoir pas « répondu » à votre attente, à votre appel ; mais mes mains se joignent aux vôtres pour vous dire mon amour et vous porter peut-être quelque message de joie, à vous, mon frère de tous les temps et de tout temps. Vincent uploads/Litterature/ lettre-de-vincent-la-soudiere.pdf
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- Publié le Fev 21, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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