1 2 Collège de France Lettres noires : des ténèbres à la lumière | Alain Mabanc

1 2 Collège de France Lettres noires : des ténèbres à la lumière | Alain Mabanckou Introduction Antoine Compagnon Texte intégral La chaire annuelle de Création artistique existe depuis 2005. Elle a eu des titulaires remarquables, tels l’architecte Christian de Portzamparc, le compositeur Pascal Dusapin, ou le peintre Anselm Kiefer, parmi d’autres. Mais nous n’avions pas encore reçu un écrivain dans cette chaire. Bien sûr, des écrivains, et non des moindres, ont été professeurs au Collège de France, comme Paul Valéry (1937-1945), Roland Barthes (1976-1980), ou Yves Bonnefoy (1981- 1993), mais aucun d’eux n’était romancier. Par ailleurs, nous souhaitons depuis plusieurs années donner la place qu’elles méritent aux études africaines au Collège de France, où elles ont été trop absentes durant la 3 période récente. Cela n’a pas toujours été le cas (et c’est l’occasion de le rappeler). Durant une époque antérieure, celle de l’Empire colonial français, il y eut ici jusqu’à cinq chaires consacrées au Sud, soit plus de 10 % des chaires du Collège, touchant à la Sociologie musulmane (1902-1976), à la médecine (Protistologie pathologique, 1913-1941), à l’Histoire coloniale (1921-1955), devenue Histoire sociale de l’Islam contemporain avec Jacques Berque (1956-1981), ou encore à l’Histoire de l’Afrique du Nord, à la Philologie indochinoise, ou aux Civilisations de l’Extrême-Orient, chaires financées non par le ministère de l’Instruction publique ou de l’Éducation nationale, mais par les gouvernements généraux des colonies, par des fondations et compagnies, et par le ministère des Colonies puis de la France d’Outre-Mer. Or ces chaires n’ont pas non plus été des moindres : Jacques Berque a hérité de la chaire d’Histoire coloniale et Louis Massignon a occupé de 1926 à 1954, pendant près de trente ans, la chaire de Sociologie musulmane, financée par les gouvernements de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Compte tenu de ce passé, il est regrettable que le continent noir ne soit pas plus présent aujourd’hui dans nos enseignements. Certes, Françoise Héritier a été titulaire d’une chaire d’Étude comparée des sociétés africaines (1982-1998) et notre chaire internationale a été occupée en 1995-1996 par Harris Memel-Fotê, anthropologue ivoirien et historien éminent de l’esclavagisme. Voilà pourquoi il nous a paru urgent d’inviter un écrivain originaire de l’Afrique à occuper notre chaire de Création artistique cette année (2015-2016). Or un nom s’est immédiatement imposé : celui d’un homme dont l’œuvre est mondialement reconnue et dont l’expérience de l’enseignement est vaste, vous, Alain Mabanckou, qui êtes né au Congo-Brazzaville il y a cinquante ans et qui êtes dans la force de l’âge. On vous décrit comme un romancier « franco-congolais », ou « afro-français », ou encore « français noir », et vous êtes professeur de littérature 4 5 francophone à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), établissement prestigieux. Après des études de droit à l’université de Brazzaville, puis en France, et quelques années d’activité comme juriste en entreprise, vous vous êtes orienté pour de bon vers la littérature. Dès 1993, vous avez publié de la poésie, vous avez aussi fait paraître plusieurs essais, mais c’est surtout dans le genre romanesque que vous vous êtes illustré à partir de 1998, avec des livres publiés d’abord par l’éditeur Présence africaine (Bleu-blanc-rouge, 1998 ; Et Dieu seul sait comment je dors, 2001), ce qui vous a fait souvent passer devant le Collège de France (mais sans que vous y entriez jamais, m’avez-vous avoué, et je compte bien que vous ne pensez plus que cet établissement est poussiéreux), puis aux Éditions du Seuil à partir de 2005. C’est chez cet éditeur que vos romans, Verre cassé (2005), puis Mémoires de porc-épic (2006) ou Black Bazar (2009), et Lumières de Pointe-Noire (2014), récit d’un retour au pays natal, ont établi votre renommée. Lauréat du Grand Prix littéraire de l’Afrique noire en 1999 dès votre premier roman, vous avez obtenu le prix Renaudot pour Mémoires de porc-épic, ainsi que de nombreux autres prix de par le monde. J. M. G. Le Clézio, prix Nobel de littérature, a donné une préface à votre récit Demain j’aurai vingt ans (Gallimard, 2010), et Petit Piment, votre dernier roman, a figuré sur la liste des finalistes lors des prix de l’automne 2015. Vos œuvres sont d’ailleurs traduites dans une quinzaine de langues. Vous enseignez aux États-Unis d’Amérique depuis 2002, d’abord à l’université du Michigan, puis à l’UCLA, où vous êtes professeur titulaire depuis 2007. Vous êtes aussi un homme public, présent sur la scène internationale, puisque vous figurez parmi les signataires du « Manifeste pour une littérature-monde en français » publié en mars 2007, et que vous avez remis en mai 2015 à New York le prix du Pen Club, le « Freedom of Expression Courage », à Charlie Hebdo, à la suite des attentats de janvier 2015 (il convient de vous rendre hommage pour ce geste). 6 7 On se dit toujours victime de quelque chose, victime de la colonisation, victime de l’esclavage, et en un mot, on se dit que si on ne réussit pas en France, c’est souvent la faute à la colonisation, à l’esclavage, à la dictature, et surtout à l’homme blanc. Le Sanglot de l’homme noir consiste à refuser cette attitude de victimisation que je retrouve chez certains de mes frères noirs et à leur dire : « Pour construire votre présent, arrêtez de rêver d’une Afrique mythique, essayez de regarder ce qui se passe en face de vous, parce que le monde bouge, le monde change. » Comment situer votre œuvre dans le champ littéraire africain et francophone ? Ouvert, cosmopolite, éclectique, splendide conteur, vous vous êtes montré sensible aux courants les plus divers de la World Literature (littérature- monde), comme on dit à présent. Sans partir en quête d’une authenticité culturelle qui justifierait une écriture africaine, vous témoignez toutefois d’une nostalgie du pays natal, remarquable dans votre attachement à la mère comme source d’inspiration. C’est ainsi à la figure maternelle que sont associés la langue et les récits de l’enfance, vivier de votre écriture. Votre œuvre aborde les thèmes du déracinement, de l’entre-deux culturel, de l’incertitude identitaire, toutes expériences existentielles qui sont le lot de la diaspora africaine, comme celui des exilés, des réfugiés et des migrants dont notre actualité est pleine. Mais l’expression d’une identité exige selon vous le dépassement des frontières géographiques, politiques, culturelles et institutionnelles, l’abolition des territoires à la recherche d’une francophonie qui intègre la littérature française. C’est pourquoi vous avez refusé d’être publié dans la collection « Continents noirs » chez Gallimard et que vous avez voulu paraître dans la collection « Blanche », avec les écrivains de langue française. Vous vous montrez lucide sur la situation de la diaspora africaine, par exemple dans votre livre de 2012, Le Sanglot de l’homme noir, que vous présentiez ainsi au moment de sa parution : Votre dernier roman, Petit Piment, à travers les tribulations 8 9 10 picaresques d’un enfant perdu de Pointe-Noire, d’abord réfugié dans un orphelinat catholique puis, le nouveau régime ayant aboli les institutions religieuses, dans une maison close, jusqu’à ce que le régime mette à leur tour les prostituées à la porte, relate le destin politique et social d’un pays chahuté par les aventures de l’histoire, ballotté entre les langues et les cultures. Ainsi, on trouve dans la plupart de vos romans, y compris le dernier, une description sans complaisance de l’Afrique, mais une satire toujours exprimée avec tendresse. Vous n’avez rien d’un idéologue de la littérature africaine ni d’un militant de la francophonie politique ; vous êtes d’abord un conteur, à qui d’autres écrivains plus engagés ont d’ailleurs pu reprocher son humanisme pittoresque. C’est en tout cas votre amour de la langue et de la vie qui rend vos récits tellement attachants. Lorsque nous avons pris contact avec vous l’an dernier, vous vous êtes montré immédiatement enthousiaste à l’idée de donner des leçons au Collège de France. Je vous ai envoyé un message à Los Angeles ; vous étiez à Paris ; deux jours plus tard, je vous faisais visiter ces lieux et votre programme de cours était quasi prêt. Vous vouliez mettre à profit cette occasion pour proposer une synthèse sur la littérature africaine de langue française ; vous parliez déjà d’un livre, attendu par votre éditeur dès qu’il fut au courant du projet de votre venue parmi nous. Je savais que vous étiez un orateur éloquent : nous nous étions trouvés un jour ensemble dans un studio de radio, puis, lors d’une Semaine de la langue française et de la franco​phonie, autour du président de la République et d’Abdou Diouf, encore secrétaire général de l’Organisation internationale de la franco​phonie, et je vous avais entendu défendre avec énergie votre point de vue sur l’accueil contrasté des intellectuels africains en France et aux États-Unis. Je savais donc que vous feriez ici « un tabac », mais j’avoue que je ne m’attendais pas au retentissement provoqué depuis quelques jours dans les médias par votre arrivée. J’ignore si 11 Auteur Antoine Compagnon Professeur au Collège de France, chaire de Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie © Collège de uploads/Litterature/ lettres-noires-des-tenebres-a-la-lumiere-introduction-college-de-france.pdf

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