RIFL (2010) 3: 12-10 (Saussure filosofo del linguaggio, 10) DOI: 10.4396/201012
RIFL (2010) 3: 12-10 (Saussure filosofo del linguaggio, 10) DOI: 10.4396/20101203 __________________________________________________________________________________ Saussure: un langage sans voix? Michel Arrivé Université de Paris Ouest Nanterre la Défense MoDyCo UMR 7114 michel.arrive@wanadoo.fr Pourquoi ne pas commencer par l’étymologie ? Ce vieux savoir, en dépit de ce que prétend son étymologie, n’est pas toujours vrai. Mais il fixe une opinion qui reste souvent, sans qu’ils le sachent clairement, celle des sujets parlants. C’est en tout cas celle qu’ont longuement partagée leurs ancêtres. La langue latine attache indissolublement le langage à la voix. Pour cette unité fondamentale qu’est le mot, le latin dispose de deux termes qui sont originellement de sens différent. Mais la différence est, avec le temps, devenue peu perceptible. Ils portent l’un et l’autre la trace de l’acte de parole tel qu’il est à la fois effectué et transmis par la voix humaine. C’est de façon évidente le cas du nom vox, qui est à la fois celui de la voix et celui du mot. Il est même, au pluriel, voces, le nom des propos qu’on tient. Ce mot vox est l’une des manifestations de la racine indo-européenne *wekw, qui signifie l’émission de la voix, et est représentée en grec par le nom s, avec le vocalisme en -e- différent de celui du latin. L’autre nom latin du mot est verbum, qui représente une racine indoeuropéenne *werdh, partiellement homophone de la précédente. Elle s’applique à la parole. Avec le vocalisme en -o- elle a donné aux langues germaniques leurs noms du mot, Wort en allemand, word en anglais. Comme vox, verbum au pluriel est propre à désigner non seulement les mots, mais encore les paroles enchaînées dans le discours des sujets parlants. L’allemand Wort est dans le même cas, et formalise cette distinction entre les deux sens par l’existence de ses deux pluriels Wörter, « les mots en tant qu’unités » et Worte, « les paroles ». Lacan rappelle justement dans Le séminaire VII, p. 68, cette différence entre le français mot et l’allemand Wort : « En allemand, das Wort est à la fois le mot et la parole ». Où en sont les choses en français ? Vox, qui survit comme nom de la voix, ne réapparaît pour le mot que sous la forme suffixée vocable, empruntée au latin vocabulum. Vocable est rare – littéraire ou technique – mais le collectif vocabulaire, tiré d'un dérivé de vocabulum, ne l’est pas du tout. Voix réapparaît aussi dans le nom des deux diathèses verbales, les voix active et passive et dans celui de la voyelle. Le successeur français de verbum s’est pour l’essentiel spécialisé, comme il avait d’ailleurs déjà commencé à le faire chez les grammairiens latins, pour l’une des classes linguistiques, le verbe, considéré comme forme par excellence du mot. Mais il continue à désigner le mot en général et même le langage dans la traduction de la formule biblique « Au commencement était le Verbe » et dans les commentaires qui en sont faits. Surtout il conserve le sens extensif de mot dans ses dérivés, verbal et 27 RIFL (2010) 3: 12-10 (Saussure filosofo del linguaggio, 10) DOI: 10.4396/20101203 __________________________________________________________________________________ verbaliser : verbaliser, ce n’est pas « transformer en verbe », c’est « mettre en mots », pas uniquement en verbes. C’est aussi établir, généralement par écrit, un procès- verbal, acte fondamental parmi les opérations langagières… Mais c’est un autre mot, le mot mot, qui, dans l’usage quotidien est le nom du mot. Quel est l’étymon de ce mot mot ? Par l’intermédiaire du bas-latin muttum, qui désigne le « son », il se rattache au verbe latin mut(t)ire « produire le son mu, grommeler » qui remonte apparemment à un radical onomatopéique *mut-. Une onomatopée bien particulière : elle imite non un bruit naturel – c’est généralement ce que font les onomatopées, Renan, cité plus bas, nous le dira – mais un son produit par la voix humaine. C’est en somme une onomatopée réflexive : le mot mot imite le son qui le constitue. Dans ses premiers emplois en français, le mot mot est toujours complément d’un verbe tel que sonner, ce qui en exhibe la nature strictement phonique. Il est souvent utilisé dans des phrases négatives, et en vient presque à constituer un élément de négation, sur le modèle de pas. Cette valeur négative de mot, qui se perpétue dans l’expression ne souffler mot, a eu pour effet de faire naître, au XVIème siècle, l’interjection motus, où le mot mot, dans cette forme de latin culinaire, prend la valeur de son contraire : le silence. Lacan s’amusera de cette situation: « Mot, c’est essentiellement point de réponse. Mot, dit quelque part La Fontaine, c’est ce qui se tait, c’est justement ce à quoi aucun mot n’est prononcé » (Lacan 1986: p. 68 ; Chateaubriand recourra encore à cette valeur négative de mot). Ainsi le savoir implicite de la langue continue à lier le mot, unité fondamentale de toute langue, à la voix, qu’elle se fasse entendre ou qu’elle se taise. Toutefois, le terme mot s’accommode aussi bien de la désignation de l’unité délimitée, notamment dans l’écriture. On retrouve cette relation intime entre langage et voix dans la conception qui reste vivace du langage articulé. Pour comprendre sans erreur cette expression de la langue courante, il faut, dans un premier temps, oublier son savoir de linguiste et, surtout, toute référence à Saussure et à ses successeurs, notamment Martinet et sa « double articulation ». Car chez ces linguistes l’articulation a un tout autre sens, comme le Cours de linguistique générale le signale pp. 26 et 156. Dans la conception commune, celle qui nous intéresse pour l’instant, le langage articulé, c’est le langage tel qu’il est manifesté par la voix humaine. Bien articuler, c’est prononcer les sons de telle façon qu’ils soient faciles à identifier. Ici même les linguistes, en tout cas certains d’entre eux, s’accordaient et, souvent, s’accordent encore pour conférer au nom articulation le sens de « réalisation des sons de la voix ». C'est ainsi que Marouzeau définissait le mot en 1933-1951: « Ensemble des mouvements qui règlent la disposition des organes vocaux sur le passage de l'air expiré et plus particulièrement le resserrement ou l'occlusion du canal vocal en un lieu dit point ou région d'articulation » Cet emploi du nom articulation et du syntagme langage articulé continue à se rencontrer chez certains linguistes ou anthropologues contemporains, notamment quand ils s’en prennent aux problèmes des origines du langage. Ainsi procède Jean- Louis Dessalles, 2000. De la même façon, Christophe Coupé, dans Hombert, éd, 2005, considère comme « accréditée » « l’idée selon laquelle la maîtrise du langage articulé complexe a nécessité le développement du nerf de contrôle de la langue », de 28 RIFL (2010) 3: 12-10 (Saussure filosofo del linguaggio, 10) DOI: 10.4396/20101203 __________________________________________________________________________________ son nom nerf crânien numéro XII. Pour permettre le passage de ce nerf, le canal hypoglosse, dans lequel il s’insère, doit être suffisamment large (p. 66). La largeur de ce canal permet de jauger les possibilités langagières de nos ancêtres : ni les fossiles d’Australopithèques, ni ceux des représentants d’Homo habilis ne disposent d’un canal assez large pour offrir un passage suffisant à un nerf de diamètre honorable. C’est seulement l’homme de Néandertal, dont le canal atteint la largeur de celui d’homo sapiens, qui dispose d’une suffisante maîtrise de cet organe fondamental pour l’articulation : la langue. D’ou l’inévitable conclusion de Christophe Coupé « Le langage articulé se serait développé dans le genre Homo il y a plus de 400000 ans, et l’homme de Néandertal aurait possédé très tôt des possibilités articulatoires analogues aux nôtres » (ibid. ) L’auteur est ferme sur ses positions : le langage articulé, c’est le langage manifesté par la voix humaine telle que certains organes – ici, la langue – contribue à la former. Il en va de même pour de nombreux autres travaux sur l’origine du langage, où ce sont d’autres paramètres anatomiques – notamment la position du larynx – qui sont donnés comme déterminants pour l’apparition du langage. Je termine ce rapide panorama étymologique en rappelant ce que vient de suggérer ma dernière remarque : c’est le nom d’un organe, la langue, qui a fourni au grec ancien ( puis au latin et aux parlers romans, sans exception, le nom qu’ils utilisent pour désigner non seulement les langues, mais encore, sous la forme d’un dérivé suffixal, le langage. L’allemand et les langues scandinaves ont procédé d’une autre façon : elles utilisent une racine indoeuropéenne *sperg- qui leur a fourni aussi les verbes signifiant « parler » : allemand Sprache, sprechen, danois sprog. C’est une forme toute différente qui est utilisée pour l’organe (allemand Zunge, danois tunge). Les langues germaniques ne formalisent pas par une opposition lexicale la distinction opérée par les langues romanes entre langue (lingua, lengua, lingua, limba) et langage (linguaggio, lenguaje, linguagem, limbaj). L’anglais utilise language, emprunté au français, mais charge ce terme des deux sens distingués en français par l’opposition de langue et langage. On le voit : ce uploads/Litterature/ m-arrive-saussure-un-langage-sans-voix.pdf
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- Publié le Jul 21, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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