_________. n° 26 printemps 1992 LITTERATURES, pp. 87-99 Presses Universitaires
_________. n° 26 printemps 1992 LITTERATURES, pp. 87-99 Presses Universitaires du Mirail - Toulouse Et c'est de Montaigne : l'écriture fragmentaire de soi En 1571, à l'âge de trente-huit ans, Montaigne se retire dans son château pour écrire les Essais. Pendant plus de vingt ans et jusqu'à la fin de sa vie, il compilera ce monument à la gloire de son moi. Dans ces mille pages et plus, Montaigne, en effet, ose non seulement parler de lui-même mais il ose également, comme il l'affirme d'ailleurs, parler seulement de lui-même. Un premier choix qui indique déjà en soi que Montaigne ne fait les choses comme personne. Plusieurs autres choix singuliers concernant les Essais viendront confirmer cette tendance. Bien qu'il ne dédaigne pas d'être connu et reconnu, par exemple, il choisit d'écrire en français, alors langue vulgaire, plutôt qu'en latin, la langue internationale du moment, et en prose plutôt qu'en vers. Au lieu du dialogue écrit par plusieurs auteurs, à la manière de Du Fail, Bouchet ou Cholière, et qui semble pourtant convenir à la diversité de ses approches, il préfère écrire dans une voix unique. Bien que né entre Pantagruel et Gargantua, il préfère l'attrait de la réalité, plutôt que celui de la fiction pure. Au commentaire qui se limite à l'exégèse d'une œuvre unique, il oppose une pléthore de lectures ; à la somme du moyen âge, une écriture du fragmentaire ; au récit long, il oppose généralement le récit court ; à l'ordre du continu, un ordre du discontinu ; et aux genres connus, un genre inconnu. Mais la liste est longue, et nous sommes bien loin d'épurser la singularité des Essais. 88 M.B. TALEB-KHYAR ET C'EST DE MONTAIGNE : L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE DE SOI 89 Qu'est-ce donc, pour paraphraser Donald Frame l, que les essais ? Notons d'abord que ce titre curieux est bien choisi. Montaigne se doutait-il que ce titre serait promu au rang de genre à l'image du « bucoliques » de Virgile ou du « canzoniere » de Pétrarque ? Peut-être. Il est à noter que les contemporains de Montaigne ont salué la subtilité de son titre, comme en témoigne La Croix du Maine : « en premier lieu ce titre ou inscription est fort modeste car si on veut prendre ce mot d'"essais" pour coup d'essai ou apprentissage cela est fort humble et rabaissé [...], et si on le prend pour essais ou expériences, c'est-à-dire discours pour se façonner sur autrui, il sera encore bien pris de cette façon 2... ». Mais si on examine ce mot d'« essais » non pas au niveau de son signifié, non pas au niveau de ce à quoi il réfère, mais au niveau de son signifiant, au niveau de sa matérialité, on ne peut s'empêcher de noter ces trois « s », signi- fiants pluriels de la pluralité, qui le traversent à la grande satisfaction d'un auteur qui, on le sait, n'est insensible ni à la grammaire, ni à la poésie. La diversité (c'est le dernier mot de la première version des Essais), c'est, en effet, ce que Montaigne a voulu donner comme expression. Et l'essai, ce métier à métisser les modes et les discours, les styles et les savoirs, s'accommode bien à cette expression. Il n'y a pas de doute que l'œuvre de Montaigne se situe sous le signe de la pluralité. Il s'agit de montrer ici que cette diversité, Montaigne a su l'exprimer à travers le fragment. Comment ne pas voir dans les Essais (ce titre lui-même est un fragment car il demande irrésistiblement d'être complété par un article) un degré poussé de fragmentation ? En théorie : il n'est pas étonnant qu'un livre qui pose sérieusement le problème de l'identité adopte le fragment pour l'exprimer parce que dans l'identité il n'est pas seulement question de l'être mais de l'être par rapport, et le fragment est toujours fragment de quelque chose ; l'essai en est d'ailleurs un bel exemple parce qu'il s'essaye toujours sur quelque chose. En fait : d'abord au niveau du texte, constitué de chapitres, entrecoupé de titres, parfois de sous-titres, de citations, d'allégations, d'allongeails ; ensuite au niveau de la texture, un véritable costume d'Harlequin ; enfin au niveau de la langue, vulgaire, locale ou étrangère, recherchée, commune ou affectée. Tout est fragments dans le texte de Montaigne. Pour rendre compte des innombrables fragments qui constituent les Essais, je propose de les reconnaître tantôt à leur provenance, tantôt à leur destination, tantôt à leur matière. La présente étude retiendra essentiellement six sortes de fragments imbriqués qui se croisent dans les Essais : le fragment d'emprunt, le fragment expérimental, le fragment autobiographique, le fragment didactique, le fragment philosophique, et le fragment poétique. Comme on le verra, ces fragments vont correspondre à des moments, des discours, des récits, des niveaux de conscience, et des niveaux de réalité différents, qui vont concourir pour révéler la richesse de l'identité plurielle de Montaigne, et celle de la texture de son livre. Voyons à présent quels en sont la nature et le fonctionnement dans le texte des Essais. D'abord le fragment d'emprunt, ou ces parties du texte de Montaigne ctont la source est manifestement autre que sa propre invention. Le Montaigne qui se révèle à travers cette sorte de fragments est un homme à l'écoute de son temps, un lecteur vorace, et un juriste. Il doit ces fragments à son milieu, à ses lectures, et à sa formation. Le fragment d'emprunt provient donc des idiolectes contemporains (c'est le cas du dicton et de l'anecdote par exemple), des livres (la citation, la parodie, l'allégation ou l'intégration), et de la jurisprudence (le cas ou la glose). Ce fragment se manifeste dans les Essais soit sous le mode de l'intégration, soit sous le mode de la citation, soit sous celui de la structuration. Dans le premier cas le texte s'intègre le fragment comme partie constituante de lui-même, dans le second il s'en sépare en le citant ou en l'alléguant à une source déterminée ou indéterminée, dans le troisième cas le fragment est pure manière, ce n'est pas un contenu mais une forme, et le texte lui emprunte sa structure. C'est par exemple le cas du modèle de la composition reflexive qui, comme l'a démontré André Tournon 3, opère dans le chapitre intitulé « Du jeune Caton ». « Je veux que les choses surmontent », écrit Montaigne dans « De l'institution des enfants » (ι. xxvi), « et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute qu'il n'aye aucune souvenance des mots. Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et naif, tel sur le papier qu'a la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré » (171). Cette conscience de l'oreille de l'autre, cette description de la parole en termes physiques, en termes de nerfs et de salive, montrent que Montaigne ne néglige pas la dimension orale de son art et de sa culture. Ailleurs, il reconnaît que la conversation est la meilleure des écoles. Souvent il a besoin de s'inventer un interlocuteur fictif, une oreille, quand par exemple il s'adresse à un « vous » : « Pensez-vous qu'ils s'en puissent resjouir [...] ? » (82). Et sa dramatisation des EssaL· emprunte une pause caractéristique de l'oralité : ainsi l'oisiveté, à laquelle selon Montaigne nous devons les Essais, est le moment propice à la narration orale. C'est que de nombreux genres oraux entrent dans la fabrication des Essais. 1. Frame, Donald, « But What Are Essays ? », in Tetel, Marcel, éd. Actes du colloque international Montaigne, Paris, Nizet, 1983. 2. Cité par Yvonne Bellenger dans Montaigne, Editions Balland, 1987, 163. 3. Dans Tournon, André, Montaigne, La glose et l'essai, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983, 91. 90 M.B. TALEB-KHYAR ET C'EST DE MONTAIGNE : L'ÉCRITURE FRAGMENTAIRE DE SOI 91 C'est le dicton : « Est-ce que, comme on dit, le terme en vaut l'argent » (82). C'est l'anecdote : « Chacun a ouy faire le conte du Picard, auquel, estant à l'eschelle, on présenta une garse, et que (comme notre justice permet quelques fois) s'il la voulait espouser, on luy sauverait la vie : luy, l'ayant un peu contemplée, et apperçu qu'elle boitait : "attache, attache, dit-il, elle cloche" » (51). Les formes orales se comptent par centaines dans les Essais et Montaigne les tire de son milieu, qui comprend aussi bien les réserves linguistiques du Gascon que le domestique de son père, car il vole son bien là où il peut. Leurs fonctions varient selon les contextes dans lesquels ces formes apparaissent. Ce type de fragment peut remplir, par exemple, une fonction rhétorique ou didac- tique quand il est utilisé comme exemple pour illustrer un argument ou une leçon. Ainsi, pour illustrer une argumentation sur la constance du caractère devant la mort, Montaigne évoque une série d'anecdotes dont la suivante : « Un qu'on menoit au gibet, disoit que ce ne fut par telle rue, car il y avoit danger qu'un marchand luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'un vieux debte uploads/Litterature/ m-b-taleb-khyar-c-x27-est-de-montaigne.pdf
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- Publié le Mai 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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