« La liberté de parole a diminué l’importance de la parole ». Éminemment politi

« La liberté de parole a diminué l’importance de la parole ». Éminemment politique et littéraire, cette affirmation limpide appartenant à la poétesse et romancière Ana Blandiana, grande figure de la contestation dans les années 1980, renvoyait en 2005 au sentiment de « seconde confiscation » du verbe – on était en plein dans la chaotique transition vers la démocratie. Elle faisait aussi écho à l’absence presque totale (ou en tout cas ignorée par le public roumain) du genre romanesque dans les premières années suivant la chute du communisme en Roumanie. Toutes les observations sur l’évolution du livre le montrent : les années 1990 furent celles de la « ré-humanisation » par la mémoire. La catharsis collective devait en passer par là. Des centaines de journaux intimes, récits poignants du goulag roumain, des confessions coupables, aussi, furent édités. Quand elle prit la parole par écrit, en 1984, avec Tout (son cinquième recueil, non traduit), Ana Blandiana faisait dans le poème éponyme un inventaire simplissime et décapant de la réalité. Tranchant du Mot contre les brumes de la censure. La « renaissance» du roman au tournant de 2000 fait une large part à l’ultra-réalisme, au langage cru et à la dénonciation sévère d’une société abîmée par les dictatures. Tranchant diagnostique dans l’enfumage médiatique généralisé. Ces auteurs ont résisté, ils sont aujourd’hui à Paris. Dans leur démarche, ils rejoignent finalement l’Ana Blandiana du Tout : s’attacher à décrire la réalité. Sous les paillettes, de la propagande hier ou de l’ultralibéralisme et de la publicité omniprésente aujourd’hui. Les petits nouveaux des années 2000 ont grandi. Dan Lungu (Je suis une vieille coco !) fait même figure d’écrivain installé, avec les nombreuses traductions de ses livres où il étudie avec empathie et humour les petites gens. Petru Cimpoeşu (Siméon l’Ascenseurite), Bogdan Suceava (Venu du temps dièse) et Razvan Rădulescu (La Vie et les agissements d’Ilie Cazane) croquent des personnages savoureux et dévoilent les grands travers de la société roumaine. Il y a toujours un moment où la réalité déraille, bloque, s’enferre. Comme dans le très beau roman de Florina Ilis La Croisade des enfants où un train pris en otage par une colonie de gamins en délire voit tout le pays dérailler à sa suite. Lucian Dan Teodorovici (L’histoire de Bruno Matei) n’est pas à son coup d’essai et c’est en quittant le terrain du micro réalisme ultra contemporain qu’il marque un coup de maître. Il livre un roman profond sur l’amnésie et le goulag. Ils sont plusieurs à analyser de manière différente ce drame des années 1950. Matei Vişniec dans Monsieur K. Libéré se révèle être un contrepoint frappant à L’Histoire de Bruno Matei de Teodorovici : deux paraboles sur la servitude volontaire – induite par un régime qui broie les âmes. Dans un registre encore différent, Savatie Baştovoi et son petit Sacha (Les Lapins ne meurent pas) détricotent la propagande soviétique dans un roman d’apprentissage plein de poésie. Pendant ce temps, Adina Rosetti scrute la société en y ajoutant à la fois une touche de merveilleux et le tapotis des claviers de notre ère ultra connectée. Quant à Radu Aldulescu (L’Amant de la veuve), romancier expérimenté mais pour la première fois traduit, il poursuit son chemin de grand raconteur d’histoires. Un des romans les plus « exotiques » est peut-être Le Livre des chuchotements que Varujan Vosganian consacre à l’épopée tragique des Arméniens, lesquels furent nombreux à choisir la Roumanie après le génocide. Ils y subirent d’autres rigueurs, celles du communisme. Portrait poignant de son grand-père arménien, ce roman est aussi une sorte d’art de (sur)vivre riche en saveurs et en parfums. La panoplie d’auteurs nouveaux dans l’espace français s’adosse à quelques grandes références de la littérature et de l’essai roumains. Gabriela Adameşteanu (Situation provisoire), dont on n’a pas oublié le beau personnage de Vica dans Une matinée perdue signe un roman consacré au couple et à ses difficultés dans le régime oppresseur d’avant 1989. Mircea Cărtărescu, écrivain phare de toute une génération, présente son chef d’œuvre : Orbitor, L’Œil en feu et L’Aile tatouée que la France est le premier pays à avoir publié dans son ensemble. Norman Manea, Médicis Étranger en 2006 poursuit avec son recueil La Cinquième impossibilité son travail sur la langue exilée. De grands essayistes (Andrei Plesu, Gabriel Liiceanu et Lucian Boia), quelques écrivains francophones (Dumitru Tsepeneag, Marius Daniel Popescu) viennent nous rappeler que la Roumanie nous donna non seulement des artistes (Tzara, Brancusi), des penseurs érudits (Eliade), un de ses plus grands stylistes (Cioran) mais aussi le père de l’absurde et d’une certaine pensée abrasive. Laure Hinckel uploads/Litterature/ magazine-litteraire-article-publie 1 .pdf

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