Magie, morale et religion dans les pratiques talismaniques d'Afrique occidental

Magie, morale et religion dans les pratiques talismaniques d'Afrique occidentale Constant Hamès[1] Abstract Résumé Après un silence de près d'un siècle, si l'on excepte les recherches de T. Fahd (1987) sur l'islam ancien, des analyses se développent à nouveau sur les pratiques et le statut des sciences ésotériques ou occultes en islam, y compris, bien que timidement, dans les sociétés contemporaines. Nous avons la chance, depuis plusieurs années, de pouvoir disposer de documents talismaniques actuels, provenant d'Afrique occidentale (Mauritanie et Sénégal). Dans la mesure où ces écrits, à usage magique, reproduisent un modèle général remontant fort loin dans l'histoire islamique, nous avons été amené à analyser aussi, pour partie, cette littérature ancienne qui retrouve, en cette fin de 20e siècle, une vigueur de diffusion considérable. Justement, l'édition et la vente en librairie de traités de magie classiques, comme celui d'al- Bûnî par exemple, posent fort bien la question dont nous voulons débattre : quelles relations entretiennent la magie à écriture, pratiquée par les musulmans, avec les valeurs morales et religieuses de leurs sociétés? Le magicien, l'imprimé et le manuscrit Pour tenter de répondre à cette interrogation, il nous paraît capital, tout d'abord, de distinguer la ou les personnes qui interviennent dans l'activité magique, pour pouvoir comprendre les logiques de leurs démarches. En effet, les traités et les livres de recettes magiques qui envahissent, depuis une dizaine d'années, le marché musulman contemporain, créent, sur ce sujet, une situation de confusion considérable par rapport aux pratiques traditionnellement en usage dans ces mêmes sociétés. Nos références sur ces pratiques proviennent de sociétés d'Afrique occidentale mais l'on peut raisonnablement étendre leurs caractéristiques principales à l'ensemble du monde musulman. Extrayons de différents ouvrages en circulation, des exemples qui concernent le type de magie que nous étudions, la magie par l'écriture (bi-l-kitâba)[2]. Commençons par le traité magistral d'al-Bûnî (12e-13e s.), le Shams al-macârif[3] et prenons une recette simple, tirée du ch. 18, consacré aux «pouvoirs secrets et aux effets bénéfiques (barakât) du verset du trône» (Cor, 2, 255) : Parmi les pouvoirs secrets de ce verset glorieux se trouve son utilisation pour calmer les pleurs des enfants (li-bakâ'al-atfâl). Il faut l'écrire et le leur mettre en amulette. Ecrire la (sourate) al-Fâtiha en lettres coupées, de même que le verset du trône, trois fois, et Allah à pouvoir sur leur vie (Shams, II, 222). Continuons par une recette de l'ouvrage sur La médecine du Prophète (at-Tibb an-nabâwî), d'Ibn Qaiyym al-Jawzîya (1292-1350). Parmi les «écrits» qu'il préconise, se trouve celui-ci, pour faciliter les accouchements laborieux (li-cusr al-wilâda) : Il faut écrire à l'intérieur d'un récipient bien propre : «Lorsque la terre se fendra, lorsqu'elle obéira à l'intimation de son maître et s'y conformera, lorsque la terre s'allongera et lorsqu'elle expulsera ce qu'elle contient et se videra» (Cor, 84 :1-4). La femme en couches doit boire de ce breuvage et en répandre sur son ventre (Tibb, 310). En avançant dans le temps, choisissons une recette magique proposée par al-Fulânî (m. 1740- 41), africain d'origine peule, du nord-Nigeria, dans son savant ouvrage La rangée de perles (ad-Durr al-manzûm)[4]. L'objectif recherché est de «nouer» un homme et une femme dans l'amour, en agissant pendant leur sommeil : Pour nouer (quelqu'un pendant) le sommeil. Troisième recette. Il faut que tu écrives ce qui suit sur la pointe d'un couteau sans manche, durant le premier tiers de la nuit. Il ne se passera rien de mal avant ce moment ni après et en tout cas pas avant que les personnes ne s'endorment. Puis mets le couteau au feu jusqu'à l'aube. Voici ce qu'il faut écrire sur la pointe du couteau : «O tempête (amoureuse), empare-toi d'Untel fils d'Unetelle, mets le feu à son coeur et précipite-le vers Unetelle fille d'Unetelle, par la vérité de Suleymân (Salomon) fils de Daûd (David).» Il ne faut écrire cela qu'une seule fois (Durr, 529). Terminons par une recette tirée d'un des nombreux (petits) ouvrages d'un auteur contemporain, at-Tûkhî[5], qui se dit «directeur général de l'institut astronomique des découvertes» au Caire et qui inonde le marché de recettes apparemment inépuisables : Talisman éclatant. Celui qui prend l'ensemble des noms ci-dessous et les met dans un carré (magique), à un moment du samedi puis les porte en amulette sur sa tête, verra s'humilier devant lui tout tyran inflexible et tout démon rebelle. Voici les noms : le Tout Puissant, le Très Grand, le Contraignant, le Victorieux, etc. (suivent d'autres noms divins ou assimilés, manifestant la force divine). Le total de l'ensemble est 16 787, la clé 4189, la contrainte 1. Terminé et complet. Celui qui lit ces recettes, livre en mains, au sortir d'une librairie, s'imaginerait volontiers qu'elles s'adressent directement au lecteur qui, pour peu qu'il sache lire et écrire l'arabe, deviendrait le metteur en scène de sa propre demande d'intervention magique. En cela, l'impression et la diffusion livresques de masse altèrent complètement le sens de l'action magique, en entretenant la confusion à propos de la distribution des rôles et de la division du travail magique. Au destinataire anonyme du livre industriel de nos jours s'oppose, depuis toujours dans la pratique musulmane, le destinataire spécialisé de la copie manuscrite[6]. En milieu ouest- africain, une copie (nuskha) d'une oeuvre ne s'obtient qu'à travers des relations personnelles qualifiées, soit entre lettrés, soit entre maître et disciple, soit par héritage familial. Cette circulation restreinte de l'information écrite est typique d'une classe sociale lettrée qui vit professionnellement de sa spécialisation dans l'écrit, lecture et écriture[7]. Par héritage statutaire, elle s'est réservé la formation et l'accès à l'écrit. On conçoit mieux alors que le mécanisme central des recettes que nous venons de découvrir, à savoir le geste de l'écriture («Il faut que tu écrives», «il faut écrire», etc.) s'adresse au spécialiste de l'écrit en tant que seul maître d'oeuvre possible du rituel magique. Le tout-venant de la population, analphabète par définition sociale, est donc écarté des pratiques de l'écriture talismanique[8]. Bien plus, il est notoire que le pouvoir personnel du magicien se transmet au talisman par l'intermédiaire de la main et du calame et s'y fixe par le trait manuscrit, ce que rend impossible l'anonymat des machines d'imprimerie. L'édition moderne crée par conséquent la confusion dans la destination sociale des textes à usage magique, en permettant de croire à tout un chacun qu'ils sont conçus à son usage et que leur puissance se trouve à sa portée. Cette illusion magique, si l'on peut dire, constitue en réalité la négation des conditions d'accomplissement de l'opération magique. En effet, celle-ci se définit essentiellement sur la base d'un contrat social, noué entre une personne en quête de moyens d'action radicaux et un spécialiste aux pouvoirs reconnus, le magicien[9]. L'acte ou la séquence magiques ne prennent place qu'au terme d'une consultation qui détermine leur orientation et leur nature. C'est ainsi que le consultant porte sa demande à un magicien qu'il choisit en fonction de sa réputation, de ses connaissances spéciales, de ses résultats précédemment acquis. Il faut souligner ici que dans les sociétés ouest-africaines, en milieu musulman, le magicien et l'homme de religion ne sont qu'une seule et même personne. Lecture et écriture ont été introduites par l'islamisation et sont devenues l'apanage quasi- exclusif des religieux lettrés. La situation, de ce point de vue, est donc comparable à celle qui prévaut dans l'hindouisme et le bouddhisme où prescriptions magiques et activités cultuelles relèvent du même personnage. À travers le cas du lettré ouest-africain musulman, on s'aperçoit immédiatement que les rapports entre magie et religion sont posés d'emblée de façon problématique. Mais revenons à la consultation où se noue le contrat magique. Le couple du contrat magique Le demandeur, le plus souvent un adulte masculin, se présente seul et expose un besoin, un problème, un désir qui, en son for intérieur, le préoccupe et qu'il n'a pas la possibilité, lui semble-t-il, de satisfaire par les moyens habituels. Si c'est un individu seul qui vient consulter, ce sont pourtant, dans un grand nombre de cas, les autres qui constituent l'objet de sa consultation et de sa demande d'intervention magique. Et dans ces cas, on attend de la magie qu'elle s'immisce dans les relations sociales, à l'insu des partenaires et en agissant sur eux, au surplus, par la contrainte. Le point de vue développé par la consultation ne concerne donc que les intérêts bien particuliers d'un individu, qu'il compte faire triompher, en modifiant par la force magique la conduite des autres (ou des choses) à son égard. Son désir d'être aimé par telle femme, de réussir électoralement, de s'enrichir subitement, de se venger de l'amant de sa femme, d'être libre d'agir à sa guise, etc., ne connaît d'autre règle que celle de sa satisfaction la plus immédiate, indépendamment de toute autre considération. C'est ainsi que le demandeur cherche à réussir par des moyens qu'il sait être de l'ordre de la contrainte et qu'il fait fi de la liberté d'opinion et d'action des personnes visées. Autrement dit, le caractère moral ou non de l'acte magique qu'il vient réclamer ne peut être défini que par la moralité ou l'immoralité de ses intentions, exprimées uploads/Litterature/ magie 1 .pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager