LES TECHNIQUES DU CORPS Extrait du Journal de Psychologie, XXXII, 3-4, 15 mars
LES TECHNIQUES DU CORPS Extrait du Journal de Psychologie, XXXII, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. NOTION DE TECHNIQUE DU CORPS Je dis bien les techniques du corps parce qu'on peut faire la théorie de la technique du corps à partir d'une étude, d'une exposition, d'une description pure et simple des techniques du corps. J'entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d'une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps. En tout cas, il faut procéder du concret à l'abstrait, et non pas inversement. Je veux vous faire part de ce que je crois être une des parties de mon enseignement qui ne se retrouve pas ailleurs, que je répète dans un cours d'Ethnologie descriptive (les livres qui contiendront les Instructions sommaires et les Instructions à l'usage des ethnographes sont à publier), et dont j'ai déjà fait l'expérience plusieurs fois dans mon enseignement de l'Institut d'Ethnologie de l'Université de Paris. Quand une science naturelle fait des progrès, elle ne les fait jamais que dans le sens du concret, et toujours dans le sens de l'inconnu. Or, l'inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les professeurs « se mangent entre eux », comme dit Goethe (je dis mange, mais Gœthe n'est pas si poli). C'est généralement dans ces domaines mal partagés que gisent les problèmes urgents. Ces terres en friche portent d'ailleurs une marque. Dans les sciences naturelles telles qu'elles existent, on trouve toujours une vilaine rubrique. Il y a toujours un moment où la science de certains faits n'étant pas encore réduite en concepts, ces faits n'étant pas même groupés organiquement, on plante sur ces masses de faits le jalon d'ignorance : « Divers ». C'est là qu'il faut pénétrer. On est sûr que c'est là qu'il y a des vérités à trouver : d'abord parce qu'on sait qu'on ne sait pas, et parce qu'on a le sens vif de la quantité de faits. Pendant de nombreuses années, dans mon cours d'Ethnologie descriptive, j'ai eu à enseigner en portant sur moi cette disgrâce et cet opprobre de « divers » sur un point où cette rubrique « Divers », en ethnographie, était vraiment hétéroclite. Je savais bien Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie : « Les techniques du corps » 2 que la marche, la nage, par exemple, toutes sortes de choses de ce type sont spécifiques à des sociétés déterminées ; que les Polynésiens ne nagent pas comme nous, que ma génération n'a pas nagé comme la génération actuelle nage. Mais quels phénomènes sociaux étaient-ce ? C'étaient des phénomènes sociaux « divers », et, comme cette rubrique est une horreur, j'ai souvent pensé à ce « divers », au moins chaque fois que j'ai été obligé d'en parler, et souvent entre temps. Excusez-moi si, pour former devant vous cette notion de techniques du corps, je vous raconte à quelles occasions j'ai poursuivi et comment j'ai pu poser clairement le problème général. Ce fut une série de démarches consciemment et inconsciemment faites. D'abord, en 1898, j'ai été lié à quelqu'un dont je connais bien encore les initiales, mais dont je ne me souviens plus du nom. J'ai eu la paresse de le rechercher. C'était lui qui rédigeait un excellent article sur la « Nage » dans l'édition de la British Enclyclopaedia de 1902, alors en cours. (Les articles « Nage » des deux éditions qui ont suivi sont devenus moins bons.) Il m'a montré l'intérêt historique et ethnographique de la question. Ce fut un point de départ, un cadre d'observation. Dans la suite - je m'en apercevais moi-même -, j'ai assisté au changement des techniques de la nage, du vivant de notre génération. Un exemple va nous mettre immédiatement au milieu des choses : nous, les psychologues, comme les biologistes et comme les sociologues. Autrefois on nous apprenait à plonger après avoir nagé. Et quand on nous apprenait à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les ouvrir dans l'eau. Aujourd'hui la technique est inverse. On commence tout l'apprentissage en habituant l'enfant à se tenir dans l'eau les yeux ouverts. Ainsi, avant même qu'ils nagent, on exerce les enfants surtout à dompter des réflexes dangereux mais instinctifs des yeux, on les familiarise avant tout avec l'eau, on inhibe des peurs, on crée une certaine assurance, on sélectionne des arrêts et des mouvements. Il y a donc une technique de la plongée et une technique de l'éducation de la plongée qui ont été trouvées de mon temps. Et vous voyez qu'il s'agit bien d'un enseignement technique et qu'il y a, comme pour toute technique, un apprentissage de la nage. D'autre part, notre génération, ici, a assisté à un changement complet de technique : nous avons vu remplacer par les différentes sortes de crawl la nage à brasse et à tête hors de l'eau. De plus, on a perdu l'usage d'avaler de l'eau et de la cracher. Car les nageurs se considéraient, de mon temps, comme des espèces de bateaux à vapeur. C'était stupide, mais enfin je fais encore ce geste : je ne peux pas me débarrasser de ma Marcel Mauss, (1934) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie : « Les techniques du corps » 3 technique. Voilà donc une technique du corps spécifique, un art gymnique perfectionné de notre temps. Mais cette spécificité est le caractère de toutes les techniques. Un exemple : pendant la guerre j'ai pu faire des observations nombreuses sur cette spécificité des techniques. Ainsi celle de bêcher. Les troupes anglaises avec lesquelles j'étais ne savaient pas se servir de bêches françaises, ce qui obligeait à changer 8 000 bêches par division quand nous relevions une division française, et inversement. Voilà à l'évidence comment un tour de main ne s'apprend que lentement. Toute technique proprement dite a sa forme. Mais il en est de même de toute attitude du corps. Chaque société a ses habitudes bien à elle. Dans le même temps j'ai eu bien des occasions de m'apercevoir des différences d'une armée à l'autre. Une anecdote à propos de la marche. Vous savez tous que l'infanterie britannique marche à un pas différent du nôtre : différent de fréquence, d'une autre longueur. Je ne parle pas, pour le moment, du balancement anglais, ni de l'action du genou, etc. Or le régiment de Worcester, ayant fait des prouesses considérables pendant la bataille de l'Aisne, à côté de l'infanterie française, demanda l'autorisation royale d'avoir des sonneries et batteries françaises, une clique de clairons et de tambours français. Le résultat fut peu encourageant. Pendant près de six mois, dans les rues de Bailleul, longtemps après la bataille de l'Aisne, je vis souvent le spectacle suivant : le régiment avait conservé sa marche anglaise et il la rythmait à la française. Il avait même en tête de sa clique un petit adjudant de chasseurs à pied français qui savait faire tourner le clairon et qui sonnait les marches mieux que ses hommes. Le malheureux régiment de grands Anglais ne pouvait pas défiler. Tout était discordant de sa marche. Quand il essayait de marcher au pas, c'était la musique qui ne marquait pas le pas. Si bien que le régiment de Worcester fut obligé de supprimer ses sonneries françaises. En fait les sonneries qui ont été adoptées d'armée à armée, autrefois, pendant la guerre de Crimée, furent des sonneries « au repos », la « retraite », etc. Ainsi j'ai vu d'une façon très précise et fréquente, non seulement pour ce qui était de la marche, mais de la course et de ce qui s'ensuit, la différence des techniques élémentaires aussi bien que sportives entre les Anglais et les Français. M. le Pr Curt Sachs, qui vit en ce moment parmi nous, a fait la même observation. Il en a parlé dans plusieurs de ses conférences. Il reconnaît à longue distance la marche d'un Anglais et d'un Français. Mais ce n'étaient là que des approches vers le sujet. Marcel Mauss, (1934) Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie : « Les techniques du corps » 4 Une sorte de révélation me vint à l'hôpital. J'étais malade à New York. Je me demandais où j'avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J'avais le temps d'y réfléchir. Je trouvai enfin que c'était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C'était une idée que je pouvais généraliser. La position des bras, celle des mains pendant qu'on marche forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un produit de je ne sais quels agencements et mécanismes purement individuels, presque entièrement psychiques. Exemple : je crois pouvoir reconnaître aussi une jeune fille qui a été élevée au couvent. Elle marche, généralement, les poings fermés. Et je me souviens encore de mon professeur de troisième m'interpellant : « Espèce d'animal, tu vas tout le temps tes grandes mains ouvertes ! » Donc il existe uploads/Litterature/ marcel-mauss.pdf
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- Publié le Mai 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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