Études de lettres 1 | 2014 Les passions en littérature La lecture, les formes e
Études de lettres 1 | 2014 Les passions en littérature La lecture, les formes et la vie : Entretien avec Marielle Macé Marielle Macé, Raphaël Baroni et Antonio Rodriguez Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edl/619 DOI : 10.4000/edl.619 ISSN : 2296-5084 Éditeur Université de Lausanne Édition imprimée Date de publication : 15 mars 2014 Pagination : 165-180 ISBN : 978-2-940331-34-5 ISSN : 0014-2026 Référence électronique Marielle Macé, Raphaël Baroni et Antonio Rodriguez, « La lecture, les formes et la vie : Entretien avec Marielle Macé », Études de lettres [En ligne], 1 | 2014, mis en ligne le 15 mars 2017, consulté le 19 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/edl/619 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.619 © Études de lettres LA LECTURE, LES FORMES ET LA VIE Entretien avec Marielle Macé par Raphaël Baroni et Antonio Rodriguez Dans son dernier livre, Façons de lire, manières d’être, Marielle Macé replace l’expérience de lecture à l’intérieur d’une vaste « stylistique de l’existence » ; elle établit un lien entre cet élargissement de la question du style aux formes de la vie, et ce que nous pouvons attendre des livres : la lecture lui apparaît comme l’une de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons un aspect, une figure, des formes, des rythmes, quelque chose comme « un style » à notre existence. Son ouvrage part d’une réinterprétation des rapports entre la littérature et la vie ; il pose que c’est dans la vie elle-même que les œuvres se tiennent, déposent leurs traces et exercent leur force. Il n’y a pas d’un côté la littérature, et de l’autre la vie ; il y a au contraire, dans la vie elle-même, des formes, des images, des styles d’être qui circulent entre les sujets et les œuvres, qui les exposent, les animent, les affectent, les transforment (ou les laissent indifférents). En sorte que les formes littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables phrasés de la vie, engageant des conduites, des rythmes, des puissances de façonnement, des valeurs pratiques. Dans l’expérience ordinaire et extraordinaire de la lecture, chacun peut alors se réapproprier son rapport à soi, à son langage, à ses pos- sibles, à ses modes d’être, et la littérature apparaît comme le lieu où se médite ce qu’il entre de formes dans la vie. Raphaël Baroni (RB) : Marielle Macé, dans votre dernier ouvrage 1, vous abordez la lecture littéraire sous un angle original, que l’on pour- rait apparenter à une sorte de « stylistique existentielle ». Ce rapport entre façons de lire et manières d’être (dont je pense qu’il est important de souligner le pluriel) a notamment pour enjeu de retisser des liens entre 1. Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, coll. « NRF-Essais », 2011. 166 ÉTUDES DE LETTRES l’expérience esthétique et la vie, dans la plus large extension que ce terme peut avoir. Marielle Macé (MM) : En effet j’ai essayé d’aborder dans cette recherche la lecture, ou le rapport aux œuvres, à travers une hypothèse plus vaste : celle d’une stylistique de l’existence. Une « stylistique de l’existence », c’est-à-dire une stylistique élargie à la vie elle-même, autrement dit une attention aux formalités du vivre, à tout ce qu’il entre de formes (de rythmes, de gestes, de manières de faire ou de dire…, bref, de « comment ») dans nos pratiques. Je différencie fortement cette stylistique de l’existence d’une « esthétique de l’existence », qui, elle, viserait la façon dont les sujets embellissent leur propre vie, se traitent comme des œuvres d’art, concertent leurs apparences, choisissent leur identité, espè- rent une « vie en beau », comme le disait avec violence et ressentiment le héros du « Vitrier » de Baudelaire (la clarification de cette différence est d’ailleurs le point de départ de l’essai que je prépare actuellement). De ce point de vue, le pluriel des « manières d’être » est en effet très impor- tant ; il indique que l’on peut être attentif à toutes les formes, à tous les « tours » que prend la vie, et pas seulement aux formes prisées, reconnues, valorisées. C’est dans ce cadre général, et avec cet espoir d’une véritable ouverture éthique de la question du style, que je me suis efforcée de repenser les rapports, comme on dit, entre « la littérature et la vie ». Ainsi que vous l’avez rappelé dans la présentation, je ne crois pas qu’il y ait d’un côté la littérature et de l’autre la vie, ou les vies, et qu’il faille travailler à les relier ; non que je veuille assimiler « la vraie vie » à la littérature, bien au contraire, mais parce que je crois que les œuvres nous parviennent au cœur de notre vie, avec nos questions, avec nos attentes. La lecture n’est pas un moment autonome, isolé ; elle prend place à l’intérieur d’une « aventure esthétique » permanente, qui engage tous nos gestes, toutes nos rencontres, toutes les formalités du vivre. Il m’a semblé important de souligner cela, de manifester ce grain stylistique permanent de la vie. Et vous dites bien qu’il s’agit de retisser des liens. Certes, pour lire on commence le plus souvent par se retrancher, et même par se défaire du monde environnant et de ses exigences – Proust a décrit cela patiem- ment, magnifiquement. La lecture sépare physiquement, et aussi, ou surtout, socialement : on décide de suivre une ligne qui reste en partie invisible à autrui, on acquiesce à un certain silence, à un autre état de LA LECTURE, LES FORMES ET LA VIE 167 conscience, on se laisse assiéger par une voix extérieure qui refaçonne entièrement, pendant un temps, notre bande-son intérieure. Le livre est comme un habitat concurrent de notre habitat ordinaire – Quignard dit fortement qu’un lecteur se retrouve « seul chez son livre », comme s’il avait à demeurer tout à coup dans une maison étrangère. Mais dans ce retranchement, on ne tourne pas le dos au monde. A vrai dire, on passe son temps, en lisant, à lever les yeux de son livre ; Barthes avait une belle formule pour décrire cette respiration entre le livre et le monde, ce battement assez particulier de la lecture : « Ne vous est-il jamais arrivé, disait-il, de lire en levant la tête ? », non par désinté- rêt, mais par afflux d’idées, d’associations, de réactions, de mises en rap- ports – « c’est comme », « ce n’est pas comme »… Non seulement on ne quitte pas la vie en lisant, mais ce qui se passe dans la lecture a, au moins en droit, un avenir dans cette vie ; on prépare des pensées, des souve- nirs, des façons de dire et de se rapporter aux autres, on augmente ses capacités d’attention et ses manières de voir, on module son propre accès au monde, on essaie d’autres liens, d’autres manières. Parfois d’ailleurs on souligne intérieurement telle ou telle phrase, telle ou telle situation qui pourront devenir un nouvel « équipement » d’expérience ou de pen- sée – on prépare une citation ; et l’on ne sait pas forcément comment elle entrera en résonance avec le monde et trouvera un emploi, si je puis dire, dans notre existence, mais on redirige déjà la lecture vers la vie. C’est ce qui m’a fait prendre d’emblée mes distances avec les modèles sémiotiques, tout simplement parce que l’échelle (et l’absence de tempo- ralité) à laquelle ils saisissent la lecture (comme une petite performance autonome, séparée, qui commencerait à la première page du livre et serait achevée une fois le livre refermé) n’est pas celle qui me semble donner l’essentiel de sa portée à la lecture. La plupart des sémiotiques de la lec- ture me paraissent figurer celle-ci comme un cheminement clos sur lui- même, selon une sorte d’imaginaire ferroviaire où le petit wagon qu’est le lecteur, engagé sur les rails narratifs, dirigerait essentiellement son activité vers une anticipation des pistes du récit, formulerait des hypo- thèses qui se trouveraient ensuite confirmées ou démenties par le texte, et s’orienterait ainsi vers un futur qui est, avant tout, la fin de l’histoire. Le livre refermé, l’affaire serait faite. Pourtant, le futur visé par le lecteur n’est pas seulement la fin de l’histoire, c’est aussi le sien ; les pistes envi- sagées par le lecteur ne sont pas les voies du texte, ce sont aussi les orien- tations de son monde ; les aiguillages auxquels il se confronte ne sont pas 168 ÉTUDES DE LETTRES les virtualités narratives infirmées ou confirmées par la suite du récit, ce sont aussi ses choix ; bref le temps de la lecture dépasse largement celui d’une réalisation sémiotique ponctuelle séparée de la vie quotidienne. A mes yeux, cela supposait aussi de m’écarter d’une conception de l’acte de lecture comme « comblement de lacunes » : je ne crois pas que les livres nous mettent essentiellement en présence de blancs ou de vides à combler (des creux dans l’histoire par exemple, ou ce que la théorie a parfois appelé des « indéterminations »), mais avant tout en présence uploads/Litterature/ marielle-mace-raphael-baroni-la-lecture-les-formes-et-la-vie-entretien 1 .pdf
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- Publié le Fev 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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