1/11 « Mathématiques védiques », espoirs fin de siècle d’une modernité alternat
1/11 « Mathématiques védiques », espoirs fin de siècle d’une modernité alternative1 Agathe Keller Laboratoire Sphere, UMR 7219 CNRS, Université Paris Diderot Saw kellera@univ-paris-diderot.fr Introduction Chaque année, depuis 1914, se tient en Inde un congrès ayant pour objectif de présenter les derniers développements scientifiques du pays. En 2015, il a été inauguré en grande pompe par le premier ministre Narendra Modi. S’y trouvait une nouvelle section dévolue « aux sciences anciennes [connues] au moyen du Sanskrit », objet de toutes les attentions officielles et de toutes les polémiques. En effet, des papiers y furent présentés autour du yoga, de l’ « architecture » - entendre ici le vastu- śāstra, le fengshui indien - les couteaux chirurgicaux de l’ayurveda (la médecine traditionnelle indienne) et… la « technologie du transport aérien dans les vedas »2. Cette promotion des « sciences védiques » par ce gouvernement nationaliste hindou va de pair avec celles des « mathématiques védiques » qu’on envisage d’intégrer au cursus scolaire3. Quelles sont ces « sciences védiques »? Ont-elles un lien avec le passé scientifique de l’Inde ? Pourquoi sont-elles « instrumentalisées » politiquement ? Quelle est leur pertinence contemporaine ? En tentant de répondre à ces questions nous verrons que ce phénomène doit se comprendre à l’aune d’une problématique encore irrésolue : comment concilier les traditions savantes de l’Inde et le savoir scientifique arrivé dans le sous-continent avec la colonisation ? Quel enseignement promouvoir pour, tout à la fois, transmettre aux enfants les riches cultures du sous-continent et leur donner une bonne formation scientifique ? Tournons-nous d’abord vers ce que signifie l’adjectif « védique ». Il associe ces activités scientifiques aux poèmes religieux qui forment les plus anciens textes qui nous sont parvenus du sous-continent indien, les Vedas. La tradition veut que ces poèmes aient été révélés à des voyants aux pouvoirs extraordinaires, des ṛṣis4. Bien que controversée la date de fixation des Védas se situe aux environs de 1500 avant notre ère (mais certains remontent parfois jusqu’au 3e millénaire). L’époque « védique », plus largement, se situe entre la date de fixation des Védas et les environs de 500 avant notre ère. Donc, l’expression « sciences védiques » peut se comprendre comme une affirmation historique forte, désignant des sciences plus anciennes que l’antiquité grecque. Par ailleurs, comme 1 Les recherches présentées ici ont été financées par l’ERC (European Research Council) sous le 7e PCRD (FP7/2007-2013) / bourse ERC n. 269804. Elles avaient été au préalable financées, il y a 15 ans, sous la forme de missions en Inde par le Centre d’Etude de l’Inde et de l’Asie du Sud (CEIAS), l’Indian Council of Cultural Relations (ICCR) et Rehseis (Recherche Epistémologique et Historiques sur les Sciences Et les Institutions Scientifiques). Je voudrais remercier C. Guenzi, R. Voix, S. Rabourdin, K. Chemla, D. Raina, I. S. Habib, et Kenji Ito qui ont aidé ces réflexions à prendre forme. Une partie du contenu de cet article, recoupe celui d’un écrit de langue anglaise appartenant à un livre collectif, à paraître: Keller, Agathe. « Vedic Mathematics Beyond Its Politics », In Veda Today, Vol. II: Evoking the Vedic Past in India and Abroad, Guenzi Caterina and Voix Raphael (eds), Paris, 2017. J’ai adopté la translitération standard des langues du sous-continent indien, ISO 15915, si ce n’est pour les termes intégrés à la langue française (ou anglaise, lorsque des titres anglais sont intégrés dans la phrase), ainsi Sringeri plutôt que Śriṅgeri, « Vedantic society » plutôt que « Vedāntic society ». 2 [Basu 2015]. Pour les controverses, voir la compilation d’articles ici http://www.sacw.net/article10318.html et aussi https://en.wikipedia.org/wiki/2015_Indian_Science_Congress_ancient_aircraft_controversy 3 Au sujet des réformes voir [PTI 2015 a], sur les « mathématiques védiques » enseignées dans des écoles en Inde voir [Singh 2015; PTI 2015 b]. À noter qu’il y a 15 ans déjà un gouvernement nationaliste hindou avait tenté d’imposer l’enseignement des « mathématiques védiques » à l’école élémentaire, sans succès. 4 [Filliozat & Renou 1949], [Angot 2001]. 2/11 les Védas sont des poèmes religieux parmi les plus sacrés de l’hindouisme, « sciences védiques » semble aussi signifier qu’elles sont étroitement liées à une pratique religieuse. Dans la suite de cet article nous examinerons l’une de ces sciences qualifiées de védiques, les « mathématiques védiques ». Nous verrons qu’il s’agit d’un mouvement ancré autour d’un livre dont l’objectif est de promouvoir une science résolument moderne mais ancrée dans l’hindouisme, faisant écho à d’autres mouvements qui, mondialement, cherchent à instaurer une re-confessionalisation des pratiques scientifiques. « Mathématiques Védiques », un livre aux multiples facettes Avant d’être présentées dans des workshops, des blogs et des vidéos sur internet5, « Mathématiques védiques » (une traduction de l’original Vedic Mathematics), est le titre d’un livre publié pour la première fois, en 1965, à Bénarès (aujourd’hui, Varanasi). Il s’agit d’un livre posthume attribué à une figure religieuse, le Śaṅkarācārya du Govardhan Matha de Puri, du nom de Swami Śrī Bhāratī Kṛṣṇa Tīrthajī (abrégé en BKT). Ce texte mathématique est non-conventionnel dans sa forme : il est bilingue, composé d’aphorismes en sanskrit (sūtras) suivi de commentaires en anglais. Intéressons-nous donc à son contenu. Des mathématiques « historiques » ? Le titre « mathématiques védiques » semble impliquer que les mathématiques qui y sont décrites ont à la fois une longue histoire (plus anciennes que les mathématiques de l’antiquité grecque, rivalisant dans le temps avec les mathématiques égyptiennes et mésopotamiennes) et une dimension religieuse. En effet, dans le livre lui-même, trois interprétations du terme « védique » coexistent. Dans sa préface, BKT affirme que les règles énoncées sont tirées d’une recension particulière de l’Atharva Veda6. Ici, implicitement, le terme « Véda » est entendu au sens textuel et historique : les mathématiques présentées ici se trouvent dans les Védas. Dans l'introduction écrite par l'éditeur Vasudev Sharan Agrawal, les procédures du livre sont décrites comme ayant été révélées à BKT à la manière dont les textes védiques l’ont été aux ṛṣis grace à des méthodes mystiques : austérité, récitation et médiation. Il s’agit implicitement de contraster ces méthodes avec la quête rationnelle des sciences modernes. Finalement, une préface écrite par la disciple Manjula Trivedi fait la synthèse de ces deux versions : les vers sont le résultat d’une méditation sur une recension unique d’une partie du texte védique7. Ainsi la préface révèle une tension irrésolue entre l’authenticité historique et la méthode dont se fait le travail de recherche et la découverte, par révélation. Notons d’emblée que l’affirmation historique et textuelle est fausse8. Ainsi, les sūtras Sanskrits ne se trouvent dans aucune recension connue des Védas. Par ailleurs, il existe des mathématiques qui nous sont parvenus de l’époque védique. Ce sont des procédures et aphorismes contenus dans les śulba- sūtras. Ces textes concernent les constructions d’autels pour le rituel et les propriétés des figures ainsi crées9. Par contre, la numération positionnelle décimale - dont font usage les mathématiques du livre Mathématiques védiques - apparaît dans des textes théoriques à partir du Ve siècle de notre ère, soit 1000 ans au moins après l’époque védique proprement dite10. Ainsi, les procédures mathématiques 5Voir notamment http://ed.ted.com/lessons/the-magic-of-vedic-math-gaurav-tekriwal 6 [BKT 1965, xv] 7 [BKT 1965, ix-x] 8 [Shukla, 1989 ; Gupta 1994 ; Hari 1999]. 9 [Sen & Bag 1983] 10 Dans les procédures pour la multiplication du début de l’époque médiévale (VIIe-IXe siècle), les opérations effectuées sur le multiplicateur sont différentes de celles faites sur le multiplicande. Or, ce qui est frappant et fait partie du « jeu » des algorithmes des « Mathématiques Védiques », c’est que les opérations sont les mêmes pour chacun des opérandes, autant que possible. [Keller & Singh à paraître]. 3/11 du livre Mathématiques védiques sont singulières, certes, mais ne sont pas historiquement ancrées dans l’Antiquité de l’Asie du Sud. Des mathématiques pour l’école Cependant, le but avoué du livre est une réforme de l’enseignement des mathématiques élémentaires. Les procédures exposées y sont opposées aux méthodes usuelles, les premières étant toujours considérées comme simples et rapides, les secondes fastidieuses et compliquées. Ainsi, par exemple, dans la préface11 : « Et dans certains cas très importants et impressionnants, des sommes réclamant 30, 50, ou même plus de 100 “pas” encombrants (selon les méthodes courantes occidentales) peuvent être résolues en une seule et simple étape à l’aide de la méthode védique ! Et de petits enfants (ayant seulement 10 ou 12 ans) se contentant de regarder des sommes écrites au tableau (ou sur une plateforme) immédiatement se mettent en criant à en dicter la réponse depuis l’amphithéâtre (ou tout autre lieu où se font de telles présentations). (…). En voyant ce genre de performance réalisée véritablement par de tout petits enfants, tous les docteurs, professeurs, et autres “grands-pontes” des mathématiques, frappés d’émerveillement s’exclament : “Est-ce des mathématiques ou de la magie ?” Ce à quoi nous répliquons invariablement : “Les deux. C’est de la magie jusqu’à ce que vous compreniez, et des mathématiques ensuite”. Puis nous montrons que notre réponse se tient ». Cette opposition concerne, d’un côté, une méthode védique (pour indienne et hindoue) et, de l’autre, la méthode usuelle, occidentale. De manière générale, uploads/Litterature/ mathe-matiquesve-diqueshrc-versionpre-print.pdf
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- Publié le Fev 02, 2021
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