LA LITTÉRATURE SAVANTE ET LA LITTÉRATURE POPULAIRE OU COMMENT L’ON TRANSPOSE DE
LA LITTÉRATURE SAVANTE ET LA LITTÉRATURE POPULAIRE OU COMMENT L’ON TRANSPOSE DES RÉCITS RACONTÉS PAR DES GRIOTS EN LANGUE LITTÉRAIRE FRANÇAISE Ljiljana Matic Université de Novi Sad, Serbie C’est à juste titre que, dans son essai Peau noire masques blancs, Frantz Fanon attire notre attention sur le fait que « des Blancs s’estiment supérieurs aux Noirs. » De même, « des Noirs veulent démontrer aux Blancs coûte que coûte la richesse de leur pensée, l’égale puissance de leur esprit ». Le moyen idéal pour montrer toute la richesse de leur tradition, de leur histoire, de leurs mythes et de leurs mœurs, c’est que les Noirs se décident à écrire en français, voire en langue des Blancs, cet élément de compréhension de la dimension pour-autrui de l’homme de couleur. Dans notre étude, nous avons choisi de parler des Contes agni de l’Indénié rassemblés par Marius Ano N’Guessan ([1972] 1976) et du Pagne noir de Bernard B. Dadié ([1955] 1970). Notre objectif est de montrer la puissance de l’expression verbale d’une littérature sans lettres propre à ceux que les Occidentaux nomment les sauvages et dont la sagesse est mise en lumière une fois écrite en langue des anciens colonisateurs. Le conte, en agni êhoa, est pris dans son sens le plus large, comprenant aussi bien le conte au sens strict que la nouvelle, la légende, la fable et le mythe. Donc, un Occidental doit entendre par conte tout récit oral traditionnel à caractère littéraire, éthique ou didactique. Il était raconté aux veillées pour divertir, mais aussi pour transmettre des histoires sur des héros de l’histoire tribale ou nationale, des mythes de la religion animiste, des dits de la vie quotidienne. Sa fonction didactique consiste souvent à enseigner la morale, de même que des fables des Occidentaux. 2 Bernard Dadié raconte dans un français impeccable la tradition de son Afrique natale et manifeste le don incontestable d’un bon observateur des êtres et des choses, sa sagesse et son humour. C’est en réconciliant le merveilleux de la fable, l’ironique bestiaire de la tradition, la gaieté d’un savoir ancien et la tendresse d’une longue mémoire qu’il attire l’attention des Blancs sur le fait que les Noirs ne méritent pas cette appellation méprisante de « sauvages » qui leur est souvent donné par ceux qui connaissaient peu ou mal toute la richesse et toute la sagesse de la littérature orale africaine. Après une analyse impartiale, l’on peut conclure qu’il ne faut pas mettre de signe d’égalité entre la littérature savante et la noblesse de pensée; de même, qu’il ne faut pas étiqueter la littérature populaire de simpliste et d’ignorante. En comparant la tradition littéraire écrite des Occidentaux et la littérature basée sur l’oralité des peuples du Continent Noir, un lecteur attentif peut découvrir maints points que les Blancs et les Noirs ont en commun. Marius Ano N’Guessan a apporté sa contribution à la cause du conte agni au sens générique du terme en publiant en 1972 des contes enregistrés sur le vif à Amélékia, village de mille habitants environ, situé à 17 km d’Abengourou, capitale administrative de l’Indénié à l’est de la Côté d’Ivoire. Il a évité de les romancer ou de les poétiser comme le font bien des auteurs. Donc, nous avons un recueil de cinquante huit contes choisis, qui transmettent l’histoire du peuple agni, ses légendes où les animaux parlent aux humains ou se comportent en êtres humains de même que les animaux dans les fables des Occidentaux. Grâce aux contes agni, nous apprenons leur éthique à propos de la vie en société, en famille ou au ménage lorsqu’on discute les problèmes de la répudiation ou de l’adultère, par exemple. Et bien sûr, l’un des personnages 3 principaux des contes agni de l’Indénié, c’est l’Araignée, cet esprit maléfique et rusé connu sous l’appellation de Kakou Ananzè. L’Indénié, au sens strict est un petit pays de forme presque ovoïde, en zone équatoriale. Une végétation caractérisée par la forêt dense couvre ce pays. Dans les contes, l’on cite fréquemment le fromager, dont les branches peuvent servir d’abri aux génies de la brousse, aux égarés et aux bêtes sauvages; le parasolier dont le bois sert encore à la construction des cases des campements ou des baignoires des femmes de la couche la moins aisée de la population; le palmier à l’huile dont les graines entre dans la confection de la « sauce graine », de l’huile de table, et dont la sève fournit le fameux « vin de palme » communément appelé bangui en Côte d’Ivoire. Au dire de Marius Ano N’Guessan, la faune relativement riche se compose d’animaux et d’insectes de toutes tailles : « termites, oiseau-mouche, écureuil, léopard, divers singes, éléphant, reptiles de toutes les sortes dont le fameux python, héros de bien des contes » (N’Guessan, 1976 : 12). Dans l’Indénié, il y a quatre saisons qui se succèdent tout au long de l’année et le rythme des travaux champêtres suit naturellement celui des saisons en ce pays des planteurs. Durant la grande saison sèche, on procède au débroussaillement de la forêt en vue de la nouvelle plantation. En janvier et en février, on abat les arbres du terrain débroussaillé que l’on brûle en mars et en avril. D’avril à octobre, on cultive et entretient les champs. Le ramassage des cabosses se fait en septembre. Les cerises de café se cueillent en novembre. Les produits vivriers, banane-plantein, taro, maïs, piment rouge, tomate, courge comestible, gombo, oignon, igname, notamment sont destinés à la consommation locale. 4 Toutes ces activités champêtres et ces produits de la terre cultivée sont mentionnés dans les contes agni, faisant le cadre obligatoire des aventures des humains, des génies, des bêtes et surtout des aventures de Kakou Ananzè. Pour tout Occidental, l’araignée est un petit animal articulé, à quatre paires de pattes, dont les espèces communes en Europe construisent des toiles, pièges pour des insectes. Cette définition s’applique aussi au héros des contes agni de l’Indénié, ces contes populaires recueillis par N’Guessan, ainsi que pour Kakou Ananzè, l’un des personnages principaux du Pagne noir de Bernard Blin Dadié, écrivain ivoirien donnant une « version savante » des contes traditionnels de ses ancêtres. Dans les deux versions, où l’Araignée apparaît dans vingt-deux contes populaires, voire dans seize contes savantes chez Dadié, « dont la plupart mettent en scène ce personnage ambigu, il s’agit de l’araignée toilière. Si dans les contes son nom est écrit avec un A (majuscule) et s’il est désigné au genre masculin, c’est que, dans les contes agni de l’Indénié, cet être est anthropomorphe et considéré comme un père de famille » (N’Guessan, 1976 :55). Marius Ano N’Guessan précise : Il joue aussi le rôle du personnage que les ethnologues anglo-saxons appellent « trickster » et leurs homologues français « décepteur » : un être frêle qui l’emporte sur ses adversaires grâce à son intelligence et à sa ruse (ibid.). S’il s’agit des contes populaires ou des contes savantes, il faut souligner le fait que les Agni de l’Indénié donnent différentes noms à l’araignée de leurs contes : Ekkenndaa, Ndja Ndaa, Koikou Ananz, Ananze, Nanhan N’daa. Chez Bernard Dadié, il est mentionné sous le nom de Kakou Ananzè. Donc, nous voici confrontés aux problèmes de l’oralité et des tentations d’une écriture et d’une lecture autre; de la tradition de la parole des griots et du texte littéraire basé sur l’oralité 5 africaine et exprimé en français, la langue des colonisateurs permettant à transmettre les messages ancestraux aux Occidentaux habitués depuis des siècles aux textes imprimés. Comme posent maints chercheurs occidentaux, dans l’élaboration d’une approche spécifique au continent africain, les théories de sa littérature font coïncider ses vérités d’autonomie politique avec des marques littéraires censées rappeler son passé. Les auteurs africains ont recours à la mémoire historique du continent, croyant cette mémoire seule capable d’enraciner les textes dans la culture africaine et de leur conférer une véritable authenticité. À l’observation pourtant, cette authenticité se formule toujours soit comme une opposition politique et idéologique aux valeurs étrangères, soit comme une rupture esthétique d’avec les modèles occidentaux. Les textes francophones d’Afrique de l’ouest offrent l’image de l’ancêtre africain qui, de sa voix, continuerait d’habiter les textes littéraires. Harold Scheub affirme que des textes de fiction écrits sur le continent africain ressortissent de la même poétique que les littératures traditionnelles, proférées exclusivement par la voix. Il existe une incontestable continuité dans la littérature africaine entre les performances orales et les productions écrites telles le roman et la poésie. La force des traditions orales semble n’avoir point faibli, à travers trois périodes littéraires : un lien réciproque a transformé ces moyens de communication en une forme unique que négligent les puissantes influences de l’Orient ou de l’Occident (Scheub, 1985 : 1). Madeleine Borgomano affirme que la littérature n’intervient, dans ce sous-continent fortement marqué par l’oralité, que pour permettre la conservation et la fixation de la mémoire populaire. Donc, pour elle, l’écriture n’est qu’un processus insignifiant, une simple opération de mise ne page d’œuvres originellement destinées à être dites ou proférées selon les technique de uploads/Litterature/ matic-ljiljana-mef-final.pdf
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- Publié le Dec 18, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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