« À nous deux, Grand Paris ! » Réflexions sur l’urbanisme littéraire initié et

« À nous deux, Grand Paris ! » Réflexions sur l’urbanisme littéraire initié et désenchanté d’Aurélien Bellanger Mathieu Flonneau Recensé : Aurélien Bellanger, Le Grand Paris – roman, Paris, Gallimard, 2017. L’écrivain Aurélien Bellanger, dans son dernier roman, dépeint un Grand Paris façonné par des arrivistes tard-venus. Le livre signe, selon l’historien Mathieu Flonneau, « la fin du paradigme de la ville capitale complète, productive, politique et culturelle ». La vision est aussi romanesque. Elle est décrite avec réalisme et métaphores ; elle dresse le portrait d’une métropole en devenir, maudite et désenchantée. Les mots d’Aurélien Bellanger sont aussi acerbes et ironiques lorsqu’ils éclairent la décadence civile et politique de notre époque. Par nature, la licence littéraire permet au romancier de s’affranchir de quelques réalités même lorsque le style et l’intrigue se veulent réalistes. Tel est le cas dans le dernier roman d’Aurélien Bellanger consacré au Grand Paris, édifié, selon l’auteur, sur les ruines de l’imaginaire de la ville productive et inclusive des Trente Glorieuses. Certes, la survalorisation des grands gestes architecturaux ou urbanistiques y sera jugée par certains probablement trop dominante, rendant compte en cela de façon imparfaite du travail quotidien d’une profession d’architecte-urbaniste profondément dichotomique, il n’en demeure pas moins que la plume de l’auteur renouvelle indiscutablement le genre de l’imaginaire urbain1. Le Grand Paris comme résilience urbaine Dans cet ouvrage troublant, qui n’a de roman en définitive que le sous-titre, le Grand Paris Express est le vrai héros2. Sur près de 500 pages, son inventeur narre au présent, avec la sérénité apaisée du converti (à l’islam en l’occurrence, ce qui est un des enjeux majeurs de l’ouvrage3), la mutation récente de ce qu’est devenu la capitale en se métamorphosant en Grand Paris, sa nouvelle forme de ville. Au fil de l’avancement de l’intrigue, aucune page ne laisse indifférent et c’est en cela déjà une vraie réussite « romanesque ». Les sciences humaines et sociales, parfois à court de métaphores, interpréteront pour leur part le propos de l’ouvrage comme une bénédiction et un enchantement de leurs disciplines. La réalité qui y est décrite, avec une froide ironie, dresse le portrait d’une métropole parisienne à venir – mais en fait déjà là, bien des signes portent à le craindre – tout au contraire maudite et désenchantée. Le 1 « Demain le Grand Paris des écrivains ? », entretien de l’auteur dans Lire, mars 2017, p. 44-45. 2 Voir dans Transports : économie, politique, société, 2017, notre lecture plus spécifique de l’approche des transports grands-parisiens d’Aurélien Bellanger : « Un imaginaire mobilitaire exaltant ? Regard sur le Grand Paris Express littéraire d’Aurélien Bellanger ». 1 Grand Paris paraît bien parti pour être l’inverse d’un Paris en grand qui, somme toute, aurait pu être souhaitable, ce que semble regretter l’auteur4. Du reste, l’objet Grand Paris existe : c’est un système de transport, assez éloigné de l’ambition politique initiale, du moins pourrait-on le croire de prime abord. L’effort d’Aurélien Bellanger, trois ans après son autre « roman » consacré à L’Aménagement du territoire (2014), est de consigner ces mutations sociétales formidables et confuses qui ont, depuis une trentaine d’années, bouleversé la France et son identité : hommes et société, vie publique et ressenti intime ont été, visiblement et irréversiblement désormais, changés. Pour Paris, « ruine figée » (p. 355), le tableau qui en ressort est inquiétant car la capitale, comme « La France[,] est devenue un paysage lointain », pour reprendre la phrase qui ouvre la quatrième de couverture de L’Aménagement du territoire. Cette chronique des années Sarkozy5, dont la réévaluation ponctuelle sur ce dossier devra pourtant bien avoir lieu, atteste les ravages du consumérisme et de la spéculation appliqués à ce si beau sujet qu’est l’urbanisme. Étudiant en thèse, le héros va être aspiré au plus haut du pouvoir aux côtés du Prince, puis abandonner sa recherche en même temps que, une à une, ses illusions. En finesse, l’auteur présente, par-delà une réflexion sur les élites manipulatrices et manipulées (avec leur renouvellement générationnel), un portrait criant de vérité d’une société de désinvoltures en perte de sens, la disparition du travail, dans une société fragilisée par la civilisation du loisir6, engendrant un monde parallèle dont la Seine-Saint-Denis, d’après l’auteur, offre un laboratoire captivant. Du début des années 2000 décrites ici au vitriol, tout y est, ou presque, des fétichismes contemporains d’un Paris gentrifié, ludique, hédoniste – et, depuis peu, ubérisé. L’auteur de ce roman à clé manie un riche et clinquant trousseau de personnages et de personnalités. La fiction y croise le réel. Christian Blanc (l’ancien secrétaire d’État au Développement de la région capitale), Éric Raoult, Bertrand Lemoine, Michel Lussault, Roland Castro et Jean Nouvel, Emmanuelle Mignon, David Martinon, et d’autres encore, se reconnaîtront parmi les personnages, doubles flatteurs, ou pas. Les débuts de la télé-réalité, les ZEP-alibis à Sciences Po, la comédie népotiste de l’EPAD7, la Maison (appelée ici à tort le Musée) de l’histoire de France, etc., beaucoup d’agitations et d’échecs du mandat du précédent président remontent à la surface et suscitent parfois la nausée. Ce véritable festival sarcastique est complété par la présentation sans concession de la politique de séduction du « Prince » (évidemment Nicolas Sarkozy) à l’égard du petit monde des architectes, des urbanistes8, et également en direction de la sphère universitaire. Sa mordante ironie n’épargne 3 C’est aussi un roman post-Soumission, le roman de Michel Houellebecq paru en janvier 2015, même si rien n’est dit du cauchemar des attentats immondes de Charlie Hebdo (janvier 2015), de novembre 2015 et de juillet 2016. Aurélien Bellanger est en effet un grand houellebecquien – cf. son premier livre : Houellebecq, écrivain romantique, Paris, Éditions Léo Scheer, 2010. 4 L’inverse… ou autre chose, que nous pouvons tâcher ici de préciser, bien aidé par les fulgurances de la fiction. En ce sens, la récurrence du débat à chaque génération devrait peut-être rassurer – cf. notre texte « Un autre Paris était-il possible ? La “littérature urbaine” selon Philippe Le Guillou », Métropolitiques, 5 octobre 2015, URL : www.metropolitiques.eu/Un-autre-Paris-etait-il-possible.html. 5 L’auteur dit s’être attaché à restituer l’« environnement spirituel des années 2000 ». En cela, l’ouvrage contribue parfaitement à une forme d’histoire du temps présent – cf. « La politique est la mise en marche des passions », Le Monde des livres, 20 janvier 2017, URL : www.lemonde.fr/livres/article/2017/01/18/aurelien-bellanger-la- politique-est-la-mise-en-marche-des-passions_5064863_3260.html. 6 Alors qu’en janvier 2017 était annoncé la conversion du parc Mirapolis en « village écologique » et « oasis de loisirs écolos », Aurélien Bellanger se sert de ce parc de loisirs sur le thème de la littérature comme parabole, en mettant son échec en abyme. Ouvert en 1987 à Courdimanche dans le Val-d’Oise, fermé en 1991, et depuis en déshérence, Mirapolis, notamment confronté à la machine spectacle Disney, était clairement devenu anachronique. 7 EPAD : Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense (remplacé en 2010 par l’EPADESA [Établissement public d’aménagement de la Défense Seine Arche] à la suite de la fusion de l’EPAD et de l’EPASA [Établissement public d’aménagement Seine-Arche]). 8 L’évocation de la mémorable conférence de presse de Chaillot de mars 2009 sur les deux chantiers de la consultation Grand Pari(s), « La métropole du XXIe siècle de l’après-Kyoto » et « Le diagnostic prospectif de l’agglomération 2 personne dans sa description des travers et des vanités des uns et des autres, et l’on s’amusera du pitoyable déjeuner d’experts (p. 78-79), temporairement admis dans le premier cercle du pouvoir9. Les biais des concours d’architecture, dont la vocation est d’accompagner, en le masquant, l’avènement d’un « projet caché » (p. 296), sont aussi très bien restitués. Sur le dossier central de l’urbanisme, la sordide perversion des responsables soumis aux exigences médiatiques dévoyées du storytelling (p. 398) ressort de façon spectaculaire. Dès lors, comme mécaniquement, en fin de course, cette crise de précarité identitaire n’apparaît soluble que dans une ultime conversion religieuse. Métropolisation, réalisme littéraire et « besoin de métaphores nouvelles » Trois parties, « Les années d’apprentissage », « Le Triangle d’or » et « 93 » scandent un récit tout entier déterministe et négateur de l’individu-héros, Alexandre Belgrand, qui devient à la fin un « habitant anonyme de la métropole ». Deux cartes cliniques, « grises », l’ouvrent et le ferment. L’ensemble offre une description de ce qu’est la métropolisation : comment se fait-elle et comment est-elle ressentie par ceux qui la vivent ? Quelles valeurs – ou non-valeurs – porte-t-elle finalement, résultats inéluctables des processus décisionnels qui la mènent ? Des réminiscences multiples saisiront le lecteur. En clins d’œil quasi explicites, nous pouvons mentionner le film d’Éric Rohmer L’Ami de mon amie (1987) ou encore Les Passagers du Roissy-Express, ce journal de bord écrit par François Maspero et illustré par Anaïk Frantz en 1990, ou, dans un autre registre encore, La Critique de la décision de Lucien Sfez (1973). Bon connaisseur de la banlieue, plus que du périurbain, ici non identifié, Aurélien Bellanger montre la fabrique de la ville quasi exclusivement vue d’en haut, ce qui enlève, certes, au réalisme de l’ensemble mais donne force au uploads/Litterature/ met-flonneau4.pdf

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