ETUDES ET REFLEXIONS MOLLY BLOOM, UNE DES INCARNATIONS JAMES JOYCE PHILIPPE SOL

ETUDES ET REFLEXIONS MOLLY BLOOM, UNE DES INCARNATIONS JAMES JOYCE PHILIPPE SOLLERS . A l'occasion du centenaire de la parution d'Ulysses par James Joyce, les éditions Gallimard publient une nouvelle traduction en français réalisée par six nouveaux traducteurs, à laquelle on a gardé une par- tie traduite par les anciens, Morel, Larbaud et Gilbert, datant de 1929. Qu'en est-il de la compréhension d'une œuvre aux multiples significations et de ses innombrables interprétations (des essais historiques écrits depuis les années soixante ont marqué notamment l'exégèse joycienne), c'est-à- dire son actualité à travers le temps ? Après plus d'une vingtaine d'années, Philippe Sollers repose la question : est-ce que la dernière partie d'Ulysses, se terminant par l'incon- tournable monologue de Molly Bloom, dépourvu de tout signe de ponc- tuation, ne serait pas mieux comprise si c'était un homme qui le disait ? Il analyse, par ailleurs, le point névralgique et historique d'une fic- tion qui résiste au temps et aux « commentaires », envers et contre tout archaïsme spectaculaire et pseudo-contemporain, en proposant son inter- prétation et sa propre vocalisation musicale*. Patrick Aminé La date et le lieu de cette performance n'ont pas encore été définis... ilUDEOLSEFLEXIONi Holly BÎoom, une des Incarnations de James Joyce REVUE DES DEUX MONDES - Vous disiez, il y a déjà plus d'une vingtaine d'années, qu'il y avait une toute autre manière d'interpréter la fin d'Ulysses de Joyce, de dire le monologue de Molly Bloom, son sens « vocal », en dehors de toutes les représentations théâtrales et spectaculaires, réalisées exclusive- ment par des comédiennes, qu'on a pu voir ou entendre, ici et là, dans le monde, cette dernière et meilleure manière serait que ce monologue soit dit par un homme, ainsi il aurait plus de chance d'être « compris », au sens où Joyce l'a écrit. Pourquoi ? PHILIPPE SOLLERS - Joyce est occulté de plusieurs façons. Il est incroyable qu'on célèbre tous les 16 juin à Dublin ce qu'on appelle le Bloomsday. On a donné le nom d'un personnage de fiction à cette commémoration de Joyce. Bloomsday : c'est unique dans l'histoire de la littérature ! Cela en dit très long sur tous les refoulements irlandais qui consistent à mettre en avant le héros juif choisi par Joyce pour représenter une de ses incarna- tions. Ulysses Day aurait dû s'imposer, mais non. De la même façon, le fameux, trop fameux monologue de Molly Bloom n'est pas vraiment lu, car il est pris au premier degré comme si c'était une femme qui parlait. Ce qui veut dire qu'on identifie la parole écrite par James Joyce au fait que le personnage s'exprimerait naturellement en dehors de celui qui l'écrit. Toujours la même façon d'occulter l'énergie particulière, très étrange, de Joyce, et pas seulement ses incarnations successives. Bloom n'est pas le seul dans Ulysses où nous suivons ses métamorphoses. Il y a Stephen avec ce nom grec, Dedalus. Dès le début, vous avez cet « abominable ou effrayant jésuite ». Joyce a voulu mettre en scène les parcours parallèles opposés, et malgré tout synchroni- quement harmoniques, entre un Irlandais sortant de Grèce - c'est une des raisons pour lesquelles le livre s'appelle Ulysses, qu'on peut aussi entendre au pluriel -, et celle d'un juif qui se trouve là dans une position décalée, observatrice et fondamentalement libidinale, comme le prouve le fameux passage de sa masturba- tion sur la plage. La charge sexuelle d'Ulysses, à mon sens, n'a pas encore été réellement étudiée. On dresse des remparts autour de cette charge, en falsifiant le texte pour les besoins du théâtre social. ETUDESElREFLEXIONS. Hoïly BÏoom, une des incarnations de James Joyce Ce qui m'intéresse, c'est de savoir jusqu'où nous pouvons aller dans l'interprétation de Joyce faisant surgir cette figure fémi- nine - bien entendu sa biographie nous y aide, notamment à pro- pos de Nora -, et, également, de montrer comment il en arrive à démasquer cette espèce de « matriciat », de matriarcat fondamental, à travers une figure d'étranger rapporté qui est Léopold Bloom. Tous les fantasmes sont ici à l'œuvre. Pour rétablir un peu de vérité dans ce qu'il faut bien appeler ce bordel intéressé, je pense qu'il faut absolument qu'un homme prenne le risque de dire le monologue de Molly avec une voix « à la Joyce », car nous connaissons sa voix, nous pouvons l'étudier, il a pris soin de l'en- registrer - c'est-à-dire musicalement, au risque même de susurrer ou de chuchoter. Cela lui donnerait immédiatement, je pense, sa vraie signification obscène... au lieu d'être une sorte d'extase un peu « demeurée », que toute actrice met automatiquement dans le rôle. Cela permettrait un parallèle, sur le plan de la lyrique irlan- daise, entre les personnages féminins de Beckett et le personnage féminin majeur de Joyce. Il y aurait un parallèle à faire entre Not I (Pas moi) ou un autre texte de Beckett, Mal vu mal dit. C'est ici d'une Vénus frigide qu'il est question. Expliquer pourquoi Joyce est un homme qui a pris sur lui phalliquement de crever l'abcès de l'idole féminine grâce au catholicisme - ce qui peut se démontrer -, avec comme allié principal un juif, alliance catholico- juive par rapport à ce qui reste la frigidité protestante. REVUE DES DEUX MONDES - Vous savez qu 'à Molly Bloom se superpose Moly, plante offerte par Hermès à Ulysse pour échapper aux sortilèges de Circé, Joyce écrit dans une lettre : « Moly est le don d'Hermès, dieu des voies publiques - interprétons « des filles publiques »-, c'est l'influence invisible : prière, hasard, agilité, pré- sence d'esprit, pouvoir de récupération qui sauve en cas d'accident, le cas échéant cela peut être l'immunité contre la syphilis, dans ce cas précis on peut considérer que cette plante a des feuilles très variées, une indifférence due à la masturbation, un pessimisme congénital, le sens du ridicule, une répulsion soudaine sur un point de détail : une certaine expérience. » (Lettre à Frank Budgen.) PHILIPPE SOLLERS - II parle de la plante qui rend Ulysse réfractaire, qui le vaccine contre le charme de Circé. Tï ETUDES ET REFLEXIONS Molly Bloom, une des incarnations de James Joyce Absolument : « une certaine expérience ». Il est tout à fait clair que l'expérience biographique de Joyce est du plus grand intérêt, c'est-à-dire sa facilité à démasquer de façon parodique, et enfié- vrée en même temps, ce qu'il en est du sexuel. Qu'il ait pu se couler dans cette coulée de Molly prouve une observation qui avant lui n'avait jamais eu lieu. Quel est le sens de cette rumina- tion féminine en termes d'appropriation d'intérêts, de petits détails, et que signifient ces fameux « Oui, je suis la chair qui toujours dit oui », en contradiction avec la formule du Faust de Goethe (Méphistophélès) : « Je suis l'esprit qui toujours nie ? » Comme je l'ai déjà expliqué, ce oui est en réalité un non, formulé sous forme de oui. Les intentions de Joyce sont métaphysiques. On nous rebat les oreilles avec ses audaces formelles et son réalisme supposé, mais en réalité, dès le début, l'intention est bien métaphysique, un dévoilement parfaitement cohérent et précis de la Diabolie. Au début, Buck Mulligan représente l'esprit du temps de Joyce, le rationalisme buté qui va jusqu'à reprocher à Stephen de ne pas avoir observé le vœu de sa mère même s'il n'y croyait pas, à savoir s'agenouiller devant son lit de mort... C'est très beau parce que Buck Mulligan dit que cela n'a aucune importance, tandis que Stephen pense que cela en a une extrême. Ce qui le met dans une position luciférienne dans la grande scène du bordel, avec l'apparition de la mère morte, et le non serviam luciférien, avec coup de canne dans le lustre. Tout à coup l'intention métaphysique se déploie partout. Puis c'est Shakespeare, dans cette extraordinaire conférence où Stephen décortique pour la première fois la vie et l'œuvre de Shakespeare, grand défi symbolique. Stephen se fait luciférien pour mieux démasquer la Diabolie. La Diabolie, c'est le respect de l'idole féminine. À la fin d'Ulysses, il s'agit d'entrer, avec le personnage de Molly, dans ses intérieurs et de la faire parler depuis son « organicité » psychique. Ce qui est un prodige de réussite. Bloom est défini comme un pervers classique. Il renifle à tous les niveaux. Ce qui n'est pas le cas de Stephen ni celui de Joyce, même s'il est très porté à décrire ce genre de pentes. Il faudrait donc que ce soit lu comme si Joyce le lisait à des amis, disant : « Je viens d'écrire ça, qu'est-ce que vous en pensez ? » Du moins c'est ce que je me propose de faire. EIUDESIIREFLEXJONi M o ï ï y BÏoom, une des incarnations de James Joyce REVUE DES DEUX MONDES - Nabokov note, dans ses fameux cours sur Ulysses, la date de naissance de Molly : le 8 septembre 1870 et celle de son mariage, le 8 octobre 1888. Il écrit : « Une belle jonchée de 8 ». uploads/Litterature/ molly-bloom-une-des-incarnations-james-joyce-etudes-et-reflexions 1 .pdf

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