Texto ! vol. XV, n°4, 2010 Découvrir et transmettre : la dimension collective d

Texto ! vol. XV, n°4, 2010 Découvrir et transmettre : la dimension collective des mathématiques dans Récoltes et semailles d’Alexandre Grothendieck Alain Herreman1 “C’est à l’occasion de cette interrogation que je découvre ce fait évident, que j’avais fait mine d’ignorer ma vie durant : que la mathématique est une aventure collective, et que ma propre aventure mathématique ne prend son sens que par ses liens à cette aventure collective plus vaste dont elle fait partie.” A. Grothendieck, Récoltes et semailles, p. 1234. Introduction Présentation Avertissement Les phases de l’écriture de Récoltes et semailles 1. La représentation de la communauté mathématique 2. Un savoir acquis oralement : “écouter (ou lire ... )” “Écouter” “(ou lire…)” 3. Découverte et écriture “L’étape créatrice entre toutes” “Écrire sous la dictée” Écrire pour lire L’acte de nommer Les noms dans Récoltes et semailles : nom de note Les noms propres : la dimension collective et historique de la découverte 4. L’art de la rédaction La rédaction dans le travail du mathématicien L’ambivalence de l’écriture : découvrir et communiquer La distinction auteur - rédacteur Changement de style 5. Transmission orale Le point de vue d’un lecteur Les conditions de transmission après 1970 Conclusion 1 Chercheur associé au CNRS, UMR 9675. L’auteur tient à remercier Colin McLarty et Sophie Roux pour leurs commentaires sur des versions préliminaires de cette étude. Texto ! vol. XV, n°4, 2010 2 INTRODUCTION Présentation En juin 1983, Alexandre Grothendieck écrit les premiers paragraphes de Récoltes et semailles. Il commence alors une réflexion sur son passé de mathématicien qui va durer plus de trois ans et couvrira plus de mille cinq cents pages dactylographiées. Il y relate dans un style imagé et vigoureux son parcours intellectuel, commente son œuvre, présente de nombreuses réflexions mathématiques et médite sur sa vie. Bien que l’intention de publier ce document soit constitutive de son projet, il n’a connu qu’une diffusion restreinte à partir d’un tirage provisoire d’une première version que Grothendieck a envoyé en 1985 à environ 150 personnes ; à des collègues mathématiciens, aux personnes impliquées dans son témoignage, à des amis... Ces exemplaires ont depuis circulé dans la communauté mathématique et au-delà2. Ce témoignage, à bien des égards exceptionnel, donne des mathématiques et de la communauté des mathématiciens entre les années 1950 et 1980 une image un peu différente de celle qu’offrent les rapports d’Académies, les souvenirs recueillis en l’honneur d’un mathématicien à l’âge avancé ou les notices nécrologiques. Ce sont là autant d’occasions qui incitent plus à la célébration et au portrait édifiant qu’à une réflexion sincère. Récoltes et semailles est à l’opposé de ces textes de circonstances : il est le fruit d’un travail de longue haleine, obstiné et quotidien, mené sans complaisance à l’égard de son auteur et des autres, et parcouru par un véritable souci d’honnêteté. Mais ses réflexions sur la création en mathématiques et plus généralement sur son rapport aux mathématiques l’ont néanmoins progressivement conduit à découvrir et à dénoncer la manière dont ses élèves ont après son départ pris en charge la diffusion de son œuvre, dont ils ont assumé la rédaction de ses séminaires et développés ses idées. Ce texte a dès lors vite acquis la réputation d’être un règlement de comptes dans “le beau monde mathématique”, d’être une affaire scabreuse dans laquelle des mathématiciens parmi les plus prestigieux sont mis en cause par leur maître. La portée, la profondeur et la beauté de ce texte vont pourtant bien au-delà et Grothendieck avait répondu par avance à cette lecture réductrice : “Conjointement au désir de comprendre, à la curiosité donc qui anime et porte en avant tout vrai travail de découverte, c’est cette humble connaissance (maintes fois oubliée en chemin et refaisant surface malgré tout, là où on s’y attendait le moins...) qui a préservé mon témoignage de jamais virer (je crois) à la récrimination stérile sur l’ingratitude du monde, voire au “règlement de comptes” avec certains de ceux qui avaient été mes élèves ou des amis (ou les deux).” p. L 233. Laissant de côté cet aspect, nous voudrions aborder dans cet article la question de la dimension collective des mathématiques à partir de ce témoignage. La première voie que nous suivrons consiste à dégager la représentation que Grothendieck propose lui-même de la communauté mathématique. Une seconde consiste à considérer sa conception du savoir et son rapport à celui-ci : ce qu’il est, comment il s’acquiert, comment il se transmet, ce qu’est une découverte... Afin de bien saisir son rapport à la dimension collective, nous analyserons le statut de l’intervention de l’écrit et de l’oral dans chacune de ces questions. Ce sont là des 2Nous avons pour notre part travaillé à partir de l'exemplaire que J.P. Bourguignon, directeur de l’IHES, a bien voulu mettre à notre disposition. Nous tenons à l'en remercier vivement. 3 La pagination de Récoltes et semailles est parfois accompagnée d’une lettre, initiale du nom de la section. Nous avons conservé cette notation. Texto ! vol. XV, n°4, 2010 3 thèmes que Grothendieck aborde lui-même dans sa réflexion et nous pourrons ainsi citer de larges extraits de ce texte. Mais, indépendamment de ses déclarations et en quelque sorte à son insu, Récoltes et semailles permet aussi de surprendre un certain rapport au savoir, à l’écriture et à la lecture : car s’ils sont l’objet de sa réflexion, ils en sont aussi les vecteurs et se manifestent à travers elle. La dimension collective des mathématiques sera ainsi dégagée à partir d’analyses diverses et sur des sujets qui vont de la représentation de la communauté mathématique au rôle de l’acte de nommer dans toute découverte. Nous pourrons ainsi caractériser son rapport à la dimension collective des mathématiques et mettre en évidence sa cohérence et sa portée. Avertissement Cet article est consacré à l’analyse d’un texte. Son propos n’est pas d’interroger son rapport à la “réalité” qu’il décrit ou de cerner celle-ci. Nous n’avons pas cherché à vérifier, à confirmer ou à rectifier les faits qui occupent Grothendieck. Les mathématiciens évoqués ne sont pour nous que les personnages de son récit et toute assertion sur ce qu’ils ont dit, fait ou non, est reprise de celui-ci. Quand nous écrivons par exemple, sans guillemets, “c’est aussi de sa bouche que J-L. Verdier apprend les notions de constructibilité et la conjecture de stabilité”, il est bien évident que nous ne savons pas ce que J-L. Verdier a ou non appris, ni comment il l’a appris. Il ne peut donc s’agir que d’une citation. La nature même de l’assertion indique suffisamment son origine sans qu’il soit utile d’ajouter des guillemets. Nous les mettrons, avec des italiques, dans le corps de notre texte quand nous voulons souligner que les termes employés sont bien ceux de Grothendieck. Les phases de l’écriture de Récoltes et semailles Récoltes et semailles s’ouvre par une lettre datée du mois de mai 1985 dans laquelle Grothendieck précise sa situation : “Comme tu le sais, j’ai quitté “le grand monde” mathématique en 1970, à la suite d’une histoire de fonds militaires dans mon institution d’attache (l’IHES). Après quelques années de militantisme antimilitariste et écologique, style “révolution culturelle”, dont tu as sans doute eu quelque écho ici et là, je disparais pratiquement de la circulation, perdu dans une université de province Dieu sait où. La rumeur dit que je passe mon temps à garder des moutons et à forer des puits. La vérité est qu’à part beaucoup d’autres occupations, j’allais bravement, comme tout le monde, faire mes cours à la Fac (c’était là mon peu original gagne-pain, et ça l’est encore aujourd’hui). Il m’arrivait même ici et là, pendant quelques jours, voire quelques semaines ou quelques mois, de refaire des maths à brin de zinc - j’ai des cartons pleins avec mes gribouillis, que je dois être le seul à pouvoir déchiffrer.” p. L 3. Plus de dix ans après son départ, Grothendieck est ainsi saisi d’“une frénésie mathématique”. Elle a duré quelques mois, de janvier à juin 1981, au cours desquels il rédige sous forme de notes manuscrites “La longue marche à travers la théorie de Galois” qu’il ne publie pas4. Au mois de juillet de la même année, la candidature à un poste de professeur d’un mathématicien qui fait un peu figure d’élève, mais d’après 1970, est jugée irrecevable par le Comité Consultatif des Universités dans lequel siègent trois de ses élèves d’avant 1970. C’est pour lui “un coup de poing en pleine gueule” et il écrit à cette occasion un texte d’une trentaine de pages “Le Cerveau et le Mépris” qu’il renonce à faire publier. En 1983, il commence de 4“La longue marche à travers la théorie de Galois” a été publié en 1995 à l’Université de Montpellier II par Jean Malgoire à qui A. Grothendieck a confié son manuscrit vers 1990. Texto ! vol. XV, n°4, 2010 4 nouvelles réflexions mathématiques avec cette fois l’intention de les publier sous le titre de A la Poursuite des Champs. Écrit comme un journal de bord, le style de ce texte diffère radicalement de ses exposés axiomatiques précédents. uploads/Litterature/ decouvrir-alexandre-grothendieck.pdf

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