NOTES SUR LA LANGUE DE MIGUEL ANGEL ASTURIAS DANS MALADRÔN On ne peut manquer d

NOTES SUR LA LANGUE DE MIGUEL ANGEL ASTURIAS DANS MALADRÔN On ne peut manquer d'être frappé à la lecture de Maladrôn (1969)1 par l'étonnante recherche verbale de ce roman de Miguel Angel Asturias. Sous-titré "Épopée des Andes Vertes", ce texte situé au XVI ème siècle est bâti sur une double trame romanesque. Tout d'abord, la défaite du peuple Mam face aux conquérants espagnols, objet des sept premiers chapitres. Peuple lui-même divisé quant aux moyens de se défendre contre l'ennemi, puisque s'opposent d'un côté leur chef, Caibilbalan, partisan d'une stratégie rationnelle, de l'autre, les tenants d'un art de la guerre intimement dépendant d'un univers magique. Puis, une fois la défaite consommée, se déroule au long des vingt-trois autres chapitres l'aventure prodigieuse de cinq Espagnols, accompagnés d'une Indienne, détachés de la troupe des Conquérants. Perdus dans un monde merveilleux à la recherche de la jonction des deux océans pour les uns, occupés à la propagation de la doctrine du Maladrôn, philosophe saducéen défenseur d'un matérialisme athée, pour les autres. Deux mondes, deux cultures, deux groupes à leur tour divisés s'affrontent. L'opposition se résout pourtant symboliquement par la naissance du premier métis issu d'une Indienne et d'un Espagnol2, emblème de la création d'un nouveau monde et, linguistiquement, par un travail festif sur les mots qui génère une langue nouvelle, métissée, dont quelques exemples seront proposés ici. 198 Anne-Claire HUBY-GILSON La confrontation de deux mondes se traduit dans Maladrôn par un jeu de langues dont la manifestation lexicale la plus évidente est l'emploi de mots indiens transcrits avec leurs sonorités indigènes (-tie finale notamment). Ces mots nouveaux, toujours explicités, appartiennent au domaine de l'environnement et correspondent donc à des éléments de la faune ou de la flore propres à l'Amérique, ou au domaine de la vie quotidienne et donc à une culture différente. Ce sont des noms de plantes : chan (sauge, p. 188) ; amalte (figuier, p. 219) ; jocote (prunier, p. 62, dont le fruit permet la fabrication d'un vin). D'animaux : chumpines (dindons, p. 187) ; cenzontle (oiseau, p. 99) ; taltuza (rongeur, p. 55). De minéraux : chay (P. 20) ; chalchihuitle (p. 20)... Mais aussi de plantes médicinales comme : cuztipactli, chichipactli, ixquis-suchil, chubalân, zumaque (p. 188) ; de fruits : pitahaya (figue p. 192), tunas (p. 100)... Ou encore d'instruments de musique : tun (p. 32), teponaxtle (p. 187). En plus des noms communs, il y a bien sûr les noms propres. Qu'il s'agisse de divinités : Tchac (dieu de la pluie, p. 14), Paxil (du maïs, p. 29), Teules (qui désigne les conquérants, p. 15). Ou d'hommes : Chinabul Gemà (p. 18), Moxic (p.20), Gûinakil (p. 172) ; Tsacoltecas (peuple indien, p. 18). Ou encore de lieux : le pays Cuchumantâ (p.18), le tac Yatzimin (p. 18)... Mais le procédé d'union va plus loin car il joue à la fois de la langue indienne vers le castillan et inversement. À partir du chapitre 19, ce sont les conquérants eux-mêmes qui empruntent à la langue indienne certains termes : "la casa fuerte que ya ellos también llamaban como los indios catanatojilajtzak" (p. 146) ; et parfois se risquent à des créations, témoin ce bref dialogue : (Duero Agudo)" - Escafamiranda (...) ademâs de minero, no era burbundril ? (Ladrada) - No os entiendo, noble amigo - Mal podrfais. Burbundril no figura en ninguna lengua. Quiero decir "burbuja mâgica." (p. 142) ; au point de faire s'exclamer l'un d'entre eux : "Quien nos viese entenderia de preguntar : i sois castellanos o indianos ? por vestir como taies y hablar como cuales" (p. 143). NOTES SUR LA LANGUE DE MIGUEL ANGEL ASTURIAS... 199 Au-delà de l'emprunt on observe également la présence de calques syntaxiques, lexemes juxtaposés : llama-las-lluvias (oiseaux, p. 12), yo-vine-ayer (ancêtre, p. 26), yo-vine-hoy (p. 26), hombres-pâjaros, caballeros-âguilas, hombres- jaguares (p.46)... Et puis, dépassant l'aspect lexical, la récurrence des phrases nominales, l'emploi multiplié de parties du discours répétées, les métaphores, ne peuvent qu'évoquer d'autres grands textes sacrés comme le Popol Vuh, et se trouvent logiquement présents en nombre dans la première partie du récit3 Â ce travail sur les langues s'ajoute par ailleurs un jeu sur la langue, le castillan, en diachronie et en synchronie. En effet, il est frappant de reconnaître, essentiellement par la voix des personnages espagnols, une langue clairement datée comme étant celle de la Conquête. Certes, on note l'emploi du voseo, mais aussi la présence de formes disparues : "do esta el lugar (p. 101)" ; "aqueste lugar" (p. 102) ; "ansina le vide" (p.70) ; "cirgiiela" (p.72) ; comme de constructions ayant évolué : "habemos miedo" (p. 175) ; "somos llegados a tierra gesticulante" (p. 101)... Cette réappropriation de la langue dans le temps n'est à son tour pas dénuée d'un aspect créatif : "catapulgones, como llamaban a las catapultas pequenas" (p.59) ; ni d'un regard amusé : "esto no "empedo" (asi malhablaba)..." (p.77). Cette recherche débouche tout naturellement sur une importante présence des jeux de mots. Il peut là aussi s'agir de création pure et simple : (Zaduc)"..para darle mas sazon meto una palabra en otra, alternando las sflabas, delipolitosticos suena mejor que delitos politicos" (p. 119). Ou encore d'un jeu de mot dû à la situation : Trinis, l'indienne, offrant un fruit à Angel Rostro perdu dans ses réflexions lui dit : "Os refrescarâ la nuez" (p. 101). Beaucoup plus complexe, puisque jouant sur la compréhension des deux langues, l'exemple suivant : "Aima de tuza, por aquello de ser tal-tuza y que tal mais (Senor de los Andes Verdes) tal tuza" (p. 155, Caibilbân, déchu, retrouve la condition de taltuza). Â mi-chemin entre la création et l'onomatopée : "hablabababablan" (p. 185) permet de souligner la présence des bruits dans le texte, qui n'étonnera pas dans un monde où tout est signifiant et la feuille de l'arbre semblable à une langue verte. 200 Anne-Claire HUB Y-GILSON Les transcriptions en sont multiples : chuluc, chuluc (le saut des grenouilles), rupurucunù (bruit des nuages, p. 101), teponpôn, teponaxtle (les tambours, p. 187), ou encore de façon exemplaire : "Chumpipf... (los pequefios pavos). Pijpy !... (Pijuy). Y en la mezcla de sonidos a veces oiase : Chumpipipipijuy !... Pijuy !... Chumpipipi!... Chumpipipipijuy!" (p. 188). Les noms propres méritent de même une égale attention. On ne reviendra pas sur le titre du roman, Maladrôn (Mal Ladrôn) même s'il est révélateur de l'importance accordée aux mots dans le texte. On remarquera simplement que le choix des noms des personnages espagnols ne semble pas le fruit du hasard, comme le montrent les deux exemples suivants : Angel del Divino Rostro, qui mène la troupe des explorateurs conquérants revêtu de son armure, premier amant de l'indienne qui les accompagne, et disparaît du récit comme Caibilbalân, l'ancien chef des guerriers mams. "Lo de "divino" no es con él. Pocas veces se llama "Divino". Del "Divino Rostro de Jésus". Cuando se présenta dice : "Angel del Terreno Rostro de Dios" y mas corto y menos metafisico : Angel Rostro" (p. 36). Et Antolin Linares Cespedillos, originaire de Almagro, dans la Manche, alias Carantamâulas, alias Antolinares (p.128), père du petit Antolincito, découvreur de la jonction des deux océans après bien des errances, qui meurt dans d'atroces souffrances auxquelles il semblait prédestiné : "Antolin Linares Cespedillos, aunque ya iban mas de seis, seiscientos y no pedillos, sino pedazos de retumbantes explosiones..." (p.218). Et puis, bien sûr, l'indienne : Maria Trinidad, diminutif la Trinis, ayant pour nom indien Titil-Ic (qui sera d'ailleurs le seul utilisé pour la désigner après la disparition d' Angel Rostro au chapitre XV). Trois noms correspondant à trois moments d'évolution : la domination espagnole, le contact des deux mondes, le retour à une identité autre symbolisée par la naissance d' Antolincito. "Es tu lenga" dit-elle de l'enfant (p. 154). Une langue à la fois autre et pareille. Pour conclure cette étude, combien rapide, on pourrait rappeler cette remarque de Carlos Fuentes, elle aussi datée de 1969, à propos du roman latino- américain : NOTES SUR LA LANGUE DE MIGUEL ANGEL ASTURIAS... 201 "Continente de textos sagrados, Latinoamérica se siente urgida de una profanation que dé voz a cuatro siglos de lenguaje secuestrado,marginal, desconocido. Esta resurrection del lenguaje perdido exige una diversidad de exploraciones verbales que, hoy por hoy, es uno de los signos de salud de la novela latinoamérica."4 Expériences verbales dont le texte de M.A. Asturias semble une illustration parfaite. Anne-Claire HUBY-GILSON Université Lumière-Lyon II NOTES (1) Miguel Angel Asturias, Maladrôn (1969), Alianza Editorial, S.A Madrid 1984. Édition citée dans ces pages. (2) Pour une lecture approfondie du thème du métissage dans Maladrôn, voir l'article de J.M Saint- Lu : "Des noces océanes", Co-textes n° 7 , CRES Université de monpellier 1984, p. 131-144. (3) Chapitre 4, p. 31-34, les lamentations qui suivent la mort du guerrier Chinabul Gemâ sont à cet égard exemplaires. (4) Carlos Fuentes, la Nueva Novela Hispanoamericana, Ed. J. Mortiz S.A., Mexico, 1969. uploads/Litterature/ notes-sur-la-langue-de.pdf

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