LE HEURT DANS LE CATCH OU LE PLAISIR PRIS AUX LIMITES DE LA FICTION Thomas Mori

LE HEURT DANS LE CATCH OU LE PLAISIR PRIS AUX LIMITES DE LA FICTION Thomas Morisset Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique » 2022/1 n° 29 | pages 19 à 27 ISSN 1969-2269 ISBN 9782130834991 DOI 10.3917/nre.029.0019 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2022-1-page-19.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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La première des Mythologies de Roland Barthes, écrite au milieu des années 1950, s’intitule « Le monde où l’on catche », et ce monde y est immédiatement caractérisé comme étant celui, marginal, des « salles de seconde zone [1] ». Le catch d’aujourd’hui connaît certes encore les gymnases à demi-vides et les bars transformés en arène d’un soir, mais, dans le même temps, certaines promo- tions connaissent un succès parfois mainstream et peuvent proposer des spec- tacles télévisés dans des salles accueillant plusieurs milliers de personnes. Cette popularité relative ne fait pas pour autant du catch un art légitime ou majeur, et ce, pour des raisons multiples. L’une de ces raisons, qui fait en même temps l’intérêt du catch en tant que forme artistique, est la spécificité de son apprécia- tion sensible. Disons d’abord que le catch se présente comme un sport mais que le cours des événements y est prédéterminé : si la chorégraphie martiale laisse une place certaine à l’improvisation, les moments-clefs et le résultat final sont connus des combattants avant leur entrée sur le ring. Il s’agit donc d’une forme très spécia- lisée de fiction théâtrale et c’est bien comme telle qu’elle a été analysée par Roland Barthes, sous un double aspect. Le premier est que le catch est une « pantomime » qui tire sa force et son effet du caractère excessif de ses gestes [2]. Le second est que, thématiquement, cet excès est mis au service du « grand spectacle de la Douleur, de la Défaite et de la Justice [3] », dont le ressort princi- pal est le rôle du salaud (heel, dans la terminologie anglaise) que le public veut voir puni. Cette double caractérisation reste aujourd’hui tout à fait exacte. nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 19 1. Roland Barthes, « Le monde où l’on catche » (1954), in Mythologies (1957), Paris, Seuil, « Points Essais », 2014, p. 13- 25, p. 13. 2. Ibidem, p. 14 et 17. 3. Ibidem, p. 18. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) ÉTUDES | Arts en marge 4. Ibidem, p. 13. 5. Ibidem, p. 19. 6. « Gallus vs. Imperium vs. Grizzled Young Veterans vs. South Wales Subculture », NXT UK TakeOver Blackpool II, World Wrestling Entertainment (ci-après WWE), Blackpool, 12 janvier 2020. nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 20 Par cet excès et par ce spectacle, le catch est rapproché par Barthes de la tragédie antique [4]. Ce rapprochement n’a pas pour fonction première de légiti- mer cet art, mais d’expliquer l’attrait et le plaisir qui lui est propre : il y a une communauté de forme et d’expérience entre théâtre tragique et catch qui renvoient à une même gamme d’expérience humaine et à un même rapport de lisibilité du réel. Or, me semble-t-il, quelque chose se perd dans ce geste théo- rique barthésien, qui retire au catch une part de son originalité. En insistant sur la sémiotique excessive du catch et sur la lisibilité parfaite et immédiate des affects qu’elle permet, Barthes en conclut que le spectateur ne souhaite pas la souffrance réelle du combattant, il goûte seulement la perfection d’une iconographie. Ce n’est pas vrai que le catch soit un spectacle sadique : c’est seulement un spectacle intelligible [5]. La posture que je défends est inverse : il y a une part sadique du catch et cette part sadique permet de penser l’appréciation du catch de manière plus ambiguë sur le plan éthique, mais aussi plus riche sur le plan sensible, et donc de distinguer davantage le catch du théâtre, de la danse et du cirque, arts aux- quels il emprunte certains de ses effets. Évoquons un premier exemple : une très courte et périlleuse séquence lors d’un match entre quatre équipes de la promotion NXT UK [6]. Du haut d’une échelle installée aux abords du ring, les deux membres de South Wales Subcul- ture, Flash Morgan Webster et Mark Andrews, effectuent un salto pour atterrir de tout leur long sur l’un des membres de Gallus, Wolfgang, allongé sur une table après avoir été fictionnellement sonné. D’un côté, cette scène semble se conformer à l’analyse barthésienne : la table est ici un élément qui permet d’amortir la chute tout en donnant, parce qu’elle cède dans un grand craque- ment, une apparence sonore et visuelle de brutalité. De plus, le chant des sup- porters entonné lorsque le mouvement s’apprête à être effectué « please don’t die » (« ne mourez pas, s’il vous plaît ») semble confirmer l’absence de sadisme du public. Il existe pourtant une différence entre ne pas vouloir voir quelqu’un mourir, ce qui relève de la décence la plus élémentaire, et prendre un plaisir à voir quelqu’un mettre en péril son corps en espérant que tout se passe bien. En ce second sens, « please don’t die » apparaît autant comme une mise en garde que comme un encouragement enthousiaste à prendre un risque et à s’infliger une certaine douleur. Mais quel plaisir avons-nous alors à voir un tel spectacle ? Ce sont les ressorts de cette appréciation et de ce plaisir que j’aimerais comprendre, ressorts qui relèvent de ce que je nommerai le « heurt ». Mais pourquoi aborder ce « heurt » au prisme de la fiction, comme l’indique le titre de cet article ? Mon hypothèse est que le lien spécifique entre heurt et fiction permet de comprendre pourquoi la catégorie de la cascade n’est pas suffisante © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/07/2022 sur www.cairn.info via INIST-CNRS (IP: 193.54.110.56) Le heurt dans le catch ou le plaisir pris aux limites de la fiction | THOMAS MORISSET pour penser l’appréciation de pareils moments. Repensons au chant du public évoqué : à qui s’adresse ce « please don’t die » ? Cette adresse fait sens dans la fiction qu’est le match, mais il semble qu’elle s’adresse moins aux personnages que sont Flash Morgan Webster et Mark Andrews, qu’aux êtres humains qui incarnent ces personnages, Gavin Watkins et Mark Andrews, l’homonymie entre l’athlète et le personnage dans ce deuxième cas participant au brouillage de la frontière entre fiction et factualité. J’aimerais ainsi montrer qu’une part importante de la force esthétique du catch réside dans cette ambiguïté constante entre fiction et factualité. Je ne prétends donc pas présenter le heurt comme étant l’essence du catch en réduisant cet art à ces seuls moments périlleux, mais au contraire voir comment ils s’inscrivent dans sa structure fictionnelle plus large, qui sera donc le point de départ de mon étude, avant d’en venir à la caractérisation du heurt et à son appréciation. Posons alors la question sous cette forme : de quoi le catch est-il une fiction ? DE QUOI LE CATCH EST-IL UNE FICTION ? Cette question appelle en fait trois niveaux de réponse. Le premier niveau est celui qui a été identifié par Barthes : avec ses excès et sa psychologie construite autour de la double figure du salaud et du gentil, le catch est une fiction narrant des histoires de justice, de trahison et de rédemption, de souf- france cruelle et de châtiment mérité. Sa uploads/Litterature/ nre-029-0019.pdf

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