Sans queue ni tête Les élèves au défi de la cohérence narrative Aimeriez-vous u
Sans queue ni tête Les élèves au défi de la cohérence narrative Aimeriez-vous une histoire où le personnage principal en aide un autre, mais le tue l'instant d'après ; s'apprête à faire une action, mais en fait une autre ; rencontre un obstacle apparemment redoutable, et le franchit en un clin d’œil ; puis en rencontre un autre ; puis un autre ; puis s'en retourne chez lui sans plus y penser ? De telles histoires sont le pain quotidien du professeur de français au collège. L'émotion qui le gagne à la lecture des rédactions d'élèves n'est pas souvent l'intérêt, la pitié ou le rire, mais bien plus la perplexité. Rares sont les récits cohérents, où les personnages suivent la ligne directrice de leur caractère, même rudimentaire ; où les événements sont préparés, ont un poids et des conséquences ; où tout ne se passe pas selon la logique du rêve. Les raisons de l'incohérence narrative On peut imaginer plusieurs causes à cela. Si l'on est optimiste, on dira qu'il s'agit d'une tendance enfantine naturelle. Après tout, les psychologues piagétiens prétendaient que le monde enfantin était fondamentalement anomique (sans lois), et que c'est par la confrontation au monde adulte que l'enfant assimile les règles qui régissent le monde naturel et social, par inculcation. Il suffirait d’attendre que le développement atteigne le bon stade : avant cela, demander à l’élève un récit cohérent serait une violence faite à son évolution naturelle. Si l’on est pessimiste, on dira que cette "immaturité narrative" n’est pas naturelle, et qu’elle provient au contraire d’un manque de culture. Culture historique, sociale et scientifique, qui éviterait les anachronismes, les impossibilités et les bizarreries dans le déroulé des événements du récit. Culture littéraire, consistant à savoir que si un auteur veut être lu, il doit prendre en compte le lecteur et ne pas compter sur lui pour suspendre son incrédulité à volonté. Les rédactions de nos jeunes collégiens ne seraient pas un "état de nature" de l’écriture de fiction, mais une perversion résultant d’une privation de culture, dont on sait qu’elle est "naturelle" à l’espèce humaine. Souvent, ce qu’on peut lire chez les élèves est largement moins intéressant que ce qu’ils sont capables de nous dire lors d’une conversation un peu sérieuse, et très loin aussi des lectures qui peuvent les intéresser eux-mêmes. Combien de "bons" lecteurs sont de très piètres auteurs dans nos classes ! L’école n’apprend donc plus ce B-A BA de l’écriture qu’est l’exigence de cohérence narrative. Le tout-venant des rédactions de sixième est beaucoup plus puéril que ce qu’on peut trouver dans les cahiers d’écolier d’avant-guerre ou dans les journaux auto-produits des classes Freinet. Plus de manuels de rédaction, ou presque, plus de rédactions fréquentes (quotidiennes ou hebdomadaires) : un art s’est perdu depuis quelques décennies. Les élèves en sont conduits à imiter ce à quoi ils sont exposés, c’est-à-dire une "littérature de jeunesse" médiocre, produite à la chaîne, selon les critères esthétiques, stylistiques et narratifs les plus vendeurs. On ne compte plus les albums "de jeunesse" qui enfilent les événements comme des perles, ne reculant devant aucune absurdité : l’esthétique du nonsense est un alibi bien pratique pour justifier des histoires bâclées. On sacrifie bien souvent le réalisme, quand ce n’est pas tout simplement la crédibilité, voire la cohérence, au nom d’un jeu de mot approximatif ou de la recherche d’une rime, dans un retour honteux au genre des nursery rhymes. Rares sont d’ailleurs les albums qui assument cet héritage et s’autorisent à présenter de manière tabulaire les vers ou les pseudo-vers qui constituent leur texte. Il ne viendrait à l’esprit de personne d’exiger pour nos enfants des récits parfaitement cohérents, crédibles ou réalistes. Certains chefs-d’œuvre de la littérature pour la jeunesse ne répondent pas du tout à ces critères. Les beautés de la littérature "pour adulte" résident bien souvent dans des ruptures avec la vraisemblance : le coup de pistolet dans l’église du Rouge et le Noir, l’aveu de Mme de Clèves dans La Princesse ; ou avec le réalisme : les apparitions du Horla, l’irruption extraterrestre de La Guerre des mondes... Mais de telles ruptures reçoivent justement leur sens d'un contexte plus attendu. L'événement inattendu revêt alors une dimension énigmatique : comment cela peut-il s'être passé ? La logique du rêve prend le pas sur l'illusion référentielle : l'événement apparemment absurde se justifie par son étrangeté même ou fait chercher d'autres justifications, qui n'apparaissent pas à la première lecture. Les élèves en sont restés au premier stade de la création narrative, celle de l'association d'idée, du "on dirait que" ou du "pourquoi pas ?", à ce jeu euphorique qui consiste à démonter le monde pour le remonter selon son caprice. Il suffit de voir leur mine réjouie, un tantinet provocatrice, quand on leur fait remarquer l'absurdité de certaines de leurs inventions(la dernière en date : des hommes phosphorescents qui brillent dans le noir...) Cette forfanterie, qui peut nous amuser, ne doit pas nous faire oublier que cette attitude est le signe d'un manque de travail. Il ne s'agit pas de le condamner, mais de le constater : au collège, les élèves ne comprennent pas qu'il faut vraiment réfléchir aux événement qu'on raconte dans un histoire, et que tout ne peut donc pas être indifféremment raconté. Le corollaire de cette attitude est l'absence de prise en compte du lecteur : on écrit uniquement pour se faire plaisir, en oubliant que le lecteur n'est pas obligé de rentrer dans le "délire" de l'auteur. Enseigner la cohérence narrative Comment donc faire acquérir cette exigence et ce souci du lecteur ? Personnaliser la correction Tout d'abord, ne pas interdire toute fantaisie dans les histoires. Des hommes phosphorescents, pourquoi pas ? Mais pourquoi le sont-ils ? comment le sont-ils devenus ? comment se fait-il que tous les personnages trouvent cela normal ou n'en fassent même pas mention ? Cela suppose de changer sa posture en tant que correcteur. Les commentaires écrits en marge des copies doivent être personnels, non pas ceux d'un correcteur qui détiendrait la vérité sur ce qu'est une bonne histoire, mais ceux d'un lecteur de bonne volonté, prêt à apprécier ce qu'on lui propose, mais pas au prix d'un abandon de sa rationalité. Si l’on garde une attitude surplombante, légitime dans la correction d’autres exercices, l’élève aura beau jeu de se complaire dans le rôle de l’enfant indocile face aux exigences de l’adulte. Il faut donc personnaliser les annotations en s'adressant à l'élève autrement que par des phrases à l'impératif. L'interrogation est la modalité à privilégier. Il faut aussi se mettre en scène dans son propos, en utilisant volontiers la première personne. Ne pas hésiter non plus à formuler des souhaits, des regrets. Pourquoi pas utiliser une autre couleur, moins associée à l'erreur que le rouge ? Mais ces conseils pratiques ne seraient rien sans la définition préalable des actions à mener pour passer du stade de la recherche des idées, parfois absurdes et non-sensiques, à celui de l'élaboration d'une histoire qui passe la rampe et soit agréable au lecteur. Préciser les consignes Si l'on peut accepter jusqu'à un certain point les inventions spontanées des élèves, il faut en revanche spécifier de manière ferme que tout événement de l'histoire racontée doit être expliqué et justifié. Ces deux mots font l'objet d'un emploi répété de ma part, en cours, dans les corrections, dans les consignes, mais aussi pendant les explications de texte. Expliquer les événements, c'est prendre le temps de dire pourquoi ils ont lieu, comment ils ont pu avoir lieu, de quelle manière, etc. Plus l'événement est étrange ou a priori absurde, plus les efforts d'explication doivent être intenses. Naturellement, il faut tenir compte du genre de texte et de l'univers fictif dans lequel s'inscrit l'histoire racontée : dans une fable, les animaux parlent sans qu'on ait à expliquer outre mesure ce phénomène. Mais c'est justement en comparant ces genres et ces univers à la réalité de ce que l'élève a écrit qu'on peut montrer l'importance de ces explications. L'élève a-t-il voulu écrire une fable ? un conte ? un récit fantastique ? de science-fiction ? Certains événéments vont sans dire, mais pas dans n'importe quelle histoire. La justification des événements peut être distinguée de leur explication. On explique toujours explicitement, dans des formules et des phrases ad hoc. Pour qu'un événement soit justifié, il faut qu'il ait une place par rapport à un autre événement. C'est la suite du récit qui dira si ce qui s'est passé au début avait une justification ou non. Des rapports s'installent entre les différentes étapes de l'histoire, qui ne sont plus seulement des éléments juxtaposés, mais forment un tout. La légitimité de chaque élément ne réside plus dans le caprice de l'auteur mais dans le rapport logique avec le reste du texte. Cette exigence de justification est parfois difficile à expliquer à de jeunes élèves. On peut leur rappeler la nécessité de préparer les événements de l'histoire, mais aussi de les prolonger. Poser des jalons menant à la suite de l'histoire, tenir compte de tout ce uploads/Litterature/ sans-queue-ni-tete-2.pdf
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- Publié le Mai 15, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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