SOPHOCLE : ŒDIPE-ROI I – Présentation A. Le miracle grec La tragédie grecque il
SOPHOCLE : ŒDIPE-ROI I – Présentation A. Le miracle grec La tragédie grecque illustre ce que les historiens ont appelé le miracle grec, c’est à dire cette explosion de créations et ce foisonnement de génies dans un espace très restreint, l’Attique, et dans un laps de temps très restreint aussi (Vème siècle av. JC). Les trois grands poètes tragiques sont, dans l’ordre chronologique de leur naissance, Eschyle, Sophocle et Euripide. B. L’origine de la tragédie : le culte de Dionysos Dans La Poétique, Aristote affirme que la tragédie grecque est une cérémonie religieuse en l’honneur de Dionysos. L’étymologie de « tragédie », tragou odé, « le chant du bouc », en témoigne. Des concours de tragédies avaient lieu trois fois dans l’année lors de fêtes religieuses : les Grandes Dionysies, au mois de mars, étaient les plus importantes. Le lien entre Dionysos et la tragédie est facile à établir : la légende de Dionysos est une légende de vie, de mort et de résurrection, elle est à l’image de la vie que la tragédie est censée représenter avec son inévitable corollaire, la mort. Sa mère, Sémélé, une mortelle, a suivi le conseil perfide d’Héra et a demandé à son amant, Zeus, de lui apparaître dans toute sa splendeur divine. Elle ignore bien sûr que cela lui sera fatale mais Zeus, lui, le sait : malheureusement, il a juré sur le Styx d’exaucer Sémélé, il est donc obligé de s’exécuter. Sémélé meut calcinée, et Zeus a juste le temps d’arracher le bébé qu’elle porte et de le placer dans sa cuisse en attendant sa naissance. Deux mois après, il « accouche » de Dionysos. De plus, Dionysos est le dieu de la vigne qui chaque année meurt puis renaît selon le rythme des saisons. Dionysos est enfin étroitement lié à la notion de démesure (hubris) qui est au centre de la tragédie, et le contrepoids de cette démesure est la mesure apollinienne du chœur. Le miracle de la tragédie grecque selon Nietzsche, c’est cette confrontation des deux dieux les plus opposés du panthéon grec, Dionysos et Apollon. C. La définition et l’effet de la tragédie selon Aristote Dans La Poétique, Aristote définit la tragédie de cette façon : « La tragédie est une imitation (mimesis) ou une représentation de la vie, qui en provoquant la terreur et la pitié (les ressorts tragiques), doit permettre la purgation des passions (catharsis) chez le spectateur. Pour cela, elle présente toujours un mécanisme de chute de grands personnages. » La terreur et la pitié sont les sentiments que le spectateur éprouve lorsqu’il assiste à une tragédie. Or étrangement, il vient pour les ressentir, d’où l’expression de « ressorts tragiques », et en éprouve du plaisir, alors qu’il lui serait désagréable 1 d’éprouver ces mêmes sentiments dans la réalité. Tel est le paradoxe de la représentation, quelle qu’elle soit. Le terme grec de catharsis est passé dans notre culture. Selon Aristote, la tragédie nous purifie de nos passions : en effet, grâce à l’illusion théâtrale, le spectateur s’identifie au héros, vit ses passions sur le mode de l’imagination. Quand il revient à la réalité, il n’a plus besoin de vivre vraiment ces passions, il en est donc libéré, purifié. Il en est d’autant plus libéré que la peinture des tourments du héros et de sa fin misérable a un effet dissuasif. De ce point de vue, la tragédie a toujours une fin morale. Le mécanisme de chute des grands personnages est indispensable à la tragédie : « La tragédie, ce sont des reines qui ont des malheurs » résume Anouilh d’une manière familière. Car plus spectaculaire sera la chute, plus le spectateur ressentira la terreur et la pitié. Il est donc dans l’essence de la tragédie de mettre en scène des rois et des reines, ou des princes et des princesses. II – Commentaire A. Le récit du messager Un messager raconte au coryphée (le chef du cœur) les actes horribles qui se sont déroulés à l’intérieur du palais, après qu’Œdipe a compris qui il était. Œdipe a trouvé Jocaste pendue dans sa chambre, et il s’est crevé les yeux avec les agrafes d’or qui drapaient les vêtements de Jocaste. La description de cet acte est atroce, mais nous n’y assistons pas. Le théâtre grec ne montre jamais le crime proprement dit. Le théâtre classique français en tirera la règle des bienséances, que résume le fameux vers de Boileau : « Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose » B. L’ironie tragique Le récit éclaire aussi l’ironie tragique qui parcourt toute la pièce : au début de la pièce, Œdipe a, en effet, tenu des propos dont seuls les spectateurs terrifiés pouvaient percevoir le double sens puisqu’ils connaissaient la fin de l’histoire. Cela montre bien que l’intérêt d’une œuvre ne consiste pas dans l’ignorance du dénouement. Jacqueline de Romilly a écrit un ouvrage sur ce point : l’intérêt d’une œuvre est dans la manière de raconter. C. Les différentes significations de la mutilation d’Œdipe Passons sur la première : « Il disait, je crois, que ses yeux ne verraient plus ni les maux qu’il avait soufferts, ni ceux qu’il avait causés ». Les significations suivantes sont beaucoup plus intéressantes. L’affirmation de la liberté face à la fatalité Le coryphée demande à Œdipe quel dieu l’a poussé à se crever les prunelles. Œdipe répond : « C’est Apollon, oui, Apollon, mes amis, qui m’a infligé ces maux, les maux cruels que j’endure. Mais nulle autre main que la mienne ne m’a frappé, la mienne ». Cette réponse affirme à la fois la fatalité qui pesait sur Œdipe (condamné par un oracle avant même d’être 2 conçu) et son contraire, la liberté du héros, qui commet un acte que les dieux n’avaient pas prévu. En se crevant les yeux, Œdipe a commis un acte libre et reconquis sa grandeur face aux dieux. Le refus de soutenir le regard de ses parents dans l’Hadès « Car je ne sais de quels yeux, arrivé dans l’Hadès, j’aurais regardé mon père et ma malheureuse mère, puisque j’ai, sur tous deux, commis des pires crimes que ceux que l’on punit de la corde ». Cela nous rappelle que les Anciens imaginaient que les morts gardaient dans le séjour des ombres l’apparence qu’ils avaient au moment de leurs funérailles. Ainsi Œdipe aveugle, même aux Enfers, n’aura pas à soutenir le regard de ses parents. La thématique de l’aveuglement et de la lucidité La mutilation d’Œdipe la souligne : ceux qui sont aveugles physiquement voient la vérité (devin Tirésias, Œdipe à la fin), et ceux qui ont des yeux pour voir au sens propre sont aveugles au sens figuré (Œdipe). Les Anciens attribuaient un pouvoir de divination aux aveugles. L’interprétation freudienne En vertu d’une sorte de « loi » antique selon laquelle on est puni par là où on a péché. Œdipe aurait dû s’infliger une castration. La crevaison des yeux est un substitut de la castration. Freud appuie son affirmation sur le fait que les yeux sont considérés comme un organe aussi précieux que le sexe et que dans la symbolique des rêves, l’un renvoie souvent à l’autre. D. Œdipe, un bouc émissaire : le rite du pharmakos à Athènes Jean-Pierre Vernant et René Girard ont tous les deux vu en Œdipe un « bouc émissaire ». Chez les Hébreux, à une époque très lointaine, on expulsait chaque année un bouc dans le désert : ce rite était censé purifier la tribu, le bouc prenant sur lui tous les péchés de la tribu. Le Christ, qui s’est sacrifié pour laver les péchés des hommes, est le grand bouc émissaire de la culture judéo-chrétienne. Ce rite, à l’origine religieux, a une fonction sociale évidente : Il s’agit pour la société de désigner un coupable, qu’on juge responsable des maux qui accablent la cité. Son sacrifice constitue une sorte d’exutoire purificateur et apaisant pour le groupe social. Jean-Pierre Vernant a identifié dans l’Athènes antique un rite comparable, le rite du pharmakos : on chassait de la cité un homme ou une femme pour laver la cité d’une souillure contagieuse. Il va de soi que ce bouc-émissaire est une victime innocente et n’a rien à voir avec les maux dont on l’accuse. Il appartient souvent à un groupe social minoritaire et faible. La Fontaine met en scène de façon saisissante la recherche d’un bouc émissaire dans la fable « Les Animaux malades de la peste », dont le début est inspiré d’Œdipe-Roi : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Le coupable que le lion, le loup, l’ours et le renard vont désigner est l’âne, qui n’a évidemment rien fait de mal, d’où la morale célèbre : 3 « Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». III – Héritage culturel A. Le théâtre, la peinture et la musique Aristote considérait Œdipe-Roi comme le chef-d’œuvre de la tragédie antique, et les théoriciens l’ont uploads/Litterature/ oedipe-roi.pdf
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- Publié le Fev 15, 2022
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