PAUL RICŒUR V TEMPS ET RÉCIT TOMEI ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe A

PAUL RICŒUR V TEMPS ET RÉCIT TOMEI ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe A la mémoire de Henrulrénée Marrou ISBN 2-02-006372-7 (édition complète). ISBN 2-02-006365-4 (vol. I). ÉDITIONS DV SEUIL, FÉVRIER 1983. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contre-façon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. Avant-propos La Métaphore vive et Temps et Récit sont deux ouvrages jumeaux : parus l'un après l'autre, ils ont été conçus ensemble. Bien que la métaphore relève traditionnellement de la théorie des « tropes » (ou figures du discours) et le récit de ia théorie des « genres » littéraires, les effets de sens produits par l'une et par l'autre relèvent du même phénomène central d'innovation sémantique. Dans les deux cas, celle-ci ne se produit qu'au niveau du discours, c'est-à-dire des actes de langage de dimension égale ou supérieure à la phrase. Avec la métaphore, l'innovation consiste dans la production d'une nouvelle pertinence sémantique par le moyen d'une attribution imper­ tinente : «La nature est un temple où de vivants piliers...» La métaphore reste vive aussi longtemps que nous percevons, à travers la nouvelle pertinence sémantique — et en quelque sorte dans son épaisseur —, la résistance des mots dans leur emploi usuel et donc aussi leur incompatibilité au niveau d'une interprétation littérale de la phrase. Le déplacement de sens que les mots subissent dans l'énoncé métapho­ rique, et à quoi la rhétorique ancienne réduisait la métaphore, n'est pas le tout de la métaphore ; il est seulement un moyen au service du procès qui se situe au niveau de la phrase entière, et a pour fonction de sauver la nouvelle pertinence de la prédication « bizarre » menacée par l'incongruité littérale de l'attribution. Avec le récit, l'innovation sémantique consiste dans l'invention d'une intrigue qui, elle aussi, est une œuvre de synthèse : par la vertu de l'intrigue, des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l'unité temporelle d'une action totale et complète. C'est cette synthèse de l'hétérogène qui rapproche le récit de la métaphore. Dans les deux cas, du nouveau — du non encore dit, de l'inédit — surgit dans le langage : ici la métaphore vive, c'est-à-dire une nouvelle pertinence dans la prédication, là une intrigue feinte y c'est-à-dire une nouvelle congruence dans l'agencement des incidents. Dans l'un et dans l'autre cas, l'innovation sémantique peut être rapportée à l'imagination productrice et, plus précisément, au schéma­ tisme qui en est la matrice signifiante. Dans les métaphores neuves, la 11 AVANT-PROPOS naissance d'une nouvelle pertinence sémantique montre à merveille ce que peut être une imagination qui produit selon des règles : « Bien métaphoriser, disait Aristote, c'est apercevoir le semblable. » Or, qu'est-ce qu'apercevoir le semblable, sinon instaurer la similitude elle-même en rapprochant des termes qui, d'abord « éloignés », appa­ raissent soudain « proches » ? C'est ce changement de distance dans l'espace logique qui est l'œuvre de l'imagination productrice. Celle-ci consiste à schématiser l'opération synthétique, à figurer l'assimilation prédicative d'où résulte l'innovation sémantique. L'imagination produc­ trice à l'œuvre dans le procès métaphorique est ainsi la compétence à produire de nouvelles espèces logiques par assimilation prédicative, en dépit de la résistance des catégorisations usuelles du langage. Or, l'intrigue d'un récit est comparable à cette assimilation prédicative : elle « prend ensemble » et intègre dans une histoire entière et complète les événements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s'attache au récit pris comme un tout. Enfin, dans les deux cas, l'intelligibilité portée au jour par ce procès de schématisation se distingue aussi bien de la rationalité combinatoire que met en jeu la sémantique structurale, dans le cas de la métaphore, que de la rationalité législatrice mise en œuvre par la narratologie ou par l'historiographie savante, dans le cas du récit. Cette rationalité vise plutôt à simuler, au niveau supérieur d'un méta-langage, une intelli­ gence enracinée dans le schématisme. En conséquence, qu'il s'agisse de métaphore ou d'intrigue, expliquer plus, c'est comprendre mieux. Comprendre, dans le premier cas, c'est ressaisir le dynamisme en vertu duquel un énoncé métaphorique, une nouvelle pertinence sémantique, émergent des ruines de la pertinence sémantique telle qu'elle apparaît pour une lecture littérale de la phrase. Comprendre, dans le deuxième cas, c'est ressaisir l'opération qui unifie dans une action entière et complète le divers constitué par les circons­ tances, les buts et les moyens, les initiatives et les interactions, les renversements de fortune et toutes les conséquences non voulues issues de l'action humaine. Pour une grande part, le problème épistémologi- que posé, soit par la métaphore, soit par le récit, consiste à relier Yexplication mise en œuvre par les sciences sémio-linguistiques à la compréhension préalable qui relève d'une familiarité acquise avec la pratique langagière, tant poétique que narrative. Dans les deux cas, il s'agit de rendre compte à la fois de l'autonomie de ces disciplines rationnelles et de leur filiation directe ou indirecte, proche ou lointaine, à partir de l'intelligence poétique. Le parallélisme entre métaphore et récit va plus loin : l'étude de la métaphore vive nous a entraîné à poser, au-delà du problème de la 12 AVANT-PROPOS structure ou du sens, celui de la référence ou de la prétention à la vérité. Dans la Métaphore vive, j'ai défendu la thèse selon laquelle la fonction poétique du langage ne se borne pas à la célébration du langage pour lui-même, aux dépens de la fonction référentielle, telle qu'elle prédo­ mine dans le langage descriptif. J'ai soutenu que la suspension de la fonction référentielle directe et descriptive n'est que l'envers, ou la condition négative, d'une fonction référentielle plus dissimulée du discours, qui est en quelque sorte libérée par la suspension de la valeur descriptive des énoncés. C'est ainsi que le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n'ont pas d'accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu'à la faveur du jeu complexe entre renonciation méta­ phorique et la transgression réglée des significations usuelles de nos mots. Je me suis risqué, en conséquence, à parler non seulement de sens métaphorique, mais de référence métaphorique, pour dire ce pouvoir de l'énoncé métaphorique de re-décrire une réalité inacces­ sible à la description directe. J'ai même suggéré de faire du « voir- comme », en quoi se résume la puissance de la métaphore, le révéla­ teur d'un « être-comme. » au niveau ontologique le plus radical. La fonction mimétique du récit pose un problème exactement parallèle à celui de la référence métaphorique. Elle n'est même qu'une application particulière de cette dernière à la sphère de Vagir humain. L'intrigue, dit Aristote, est la mimèsis d'une action. Je distinguerai, le moment venu, trois sens au moins du terme mimèsis : renvoi à la pré-compréhension familière que nous avons de l'ordre de l'action, entrée dans le royaume de la fiction, enfin configuration nouvelle par le moyen de la fiction de l'ordre pré-compris de l'action. C'est par ce dernier sens que la fonction mimétique de l'intrigue rejoint la référence métaphorique. Tandis que la redescription métaphorique règne plutôt dans le champ des valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et axiologiques, qui font du monde un monde habitable, la fonction mimétique des récits s'exerce de préférence dans le champ de l'action et de ses valeurs temporelles. C'est à ce dernier trait que je m'attarderai dans ce livre. Je vois dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous re-configurons notre expérience temporelle confuse, informe et, à la limite, muette : « Qu'est-ce donc que le temps, demande Augustin ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu'un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » C'est dans la capacité de la fiction de re-figurer cette expérience temporelle en proie aux apories de la spéculation philosophique que réside la fonction référentielle de l'intrigue. 13 AVANT-PROPOS Mais la frontière entre Tune et l'autre fonction est instable. D'abord, les intrigues qui configurent et transfigurent le champ pratique englo­ bent non seulement l'agir mais le pâtir, donc aussi les personnages en tant qu'agents et que victimes. La poésie lyrique côtoie ainsi la poésie dramatique. En outre, les circonstances qui, comme le mot l'indique, entourent l'action, et les conséquences non voulues qui font une part du tragique de l'action, comportent aussi une dimension de passivité accessible par ailleurs au discours poétique, en particulier sur le mode de l'élégie et de la lamentation. C'est ainsi que redescription métaphorique et mimèsis narrative sont étroitement enchevêtrées, au point que Ton peut échanger les deux vocabulaires et parler de la valeur mimétique du discours poétique et de la puissance de redescription de la fiction narrative. Ce qui se dessine ainsi, c'est une vaste sphère poétique qui inclut énoncé métaphorique et discours narratif. Le noyau initial de ce livre est constitué par les uploads/Litterature/ paul-ricoeur-temps-et-r-u00e9cit-tome-i.pdf

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