Trans— No 8 : À tu et à toi « La transidentité de Dai Sijie et Shan Sa » Sophie

Trans— No 8 : À tu et à toi « La transidentité de Dai Sijie et Shan Sa » Sophie CROISET © 1 http://trans.univ-paris3.fr/ Été 2009 (ISSN 1778-3887) Passeurs de langues, de cultures et de frontières : la transidentité de Dai Sijie et Shan Sa, auteurs chinois d’expression française Sophie CROISET L’expression littéraire est un acte puissant par lequel un être construit son identité à la fois individuellement et collectivement. Christiane Albert Durant la seconde moitié du XXe siècle, des aventuriers du langage venus de Chine ont tracé une voie nouvelle au sein du dédale des lettres françaises. Dai Sijie (1954-) – romancier, cinéaste, célèbre pour le roman transposé à l’écran Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (Gallimard, 2000) – et Shan Sa (1972-) poétesse et romancière notamment primée pour La joueuse de Go (Grasset, 2001 Prix Goncourt des Lycéens) – font partie de ces écrivains au parcours peu anodin, aux côtés de François Cheng (1929-) ou encore Gao Xingjian (1940-), pour ne citer que les plus célèbres. Tous deux nés en Chine, ils y ont passé leur enfance et adolescence. Pour des raisons personnelles qui seront explicitées, ils ont trouvé en l’hexagone une terre d’accueil, et dans la langue de Molière, un défi à relever. Faisant un pari risqué, ils ont choisi cette dernière comme outil de travail, et le lectorat français comme interlocuteur privilégié. Effectuant un grand écart géographique, ils créent un pont linguistique et culturel extraordinaire. Cette situation, d’équilibriste commis d’office, conduit, il va sans dire, à un positionnement identitaire spécifique et complexe. La problématique touche ces auteurs en exil sous de multiples facettes. Nous en analyserons les aspects littéraires et exposerons la manière dont leur transidentité surgit dans les œuvres romanesques. Dans une perspective sociologique et sociolinguistique, nous approcherons les auteurs (Dai Sijie, Shan Sa) et le contexte de production1 pour étudier les différents versants de cette transidentité : sur le plan de l’énoncé par le caractère complexe de l’altérité ou du Divers2; sur le pan linguistique par la manière dont le conflit des langues est géré dans l’écriture et stylistique par la volonté de parer le discours français d’un voile d’étrangèreté ; enfin sous un angle institutionnel faisant ressortir le problème toujours en débat que posent les étiquettes « française » ou « francophone ». De la transidentité La notion de transidentité est aujourd’hui largement diffusée dans les gender studies, et comprise comme un changement d’identité sexuelle. Elle peut cependant être prise dans une acception qui dépasse le critère sexuel pour toucher à d’autres aspects de l’identité et caractériser la position de l’écrivain dit « francophone » ou, plus largement, l’auteur en situation de contact des langues et des cultures. Le terme fait écho aux concepts de plus en 1 Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, Nathan, 2003. 2 Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Paris, Fata Morgana, 1978. Trans— No 8 : À tu et à toi « La transidentité de Dai Sijie et Shan Sa » Sophie CROISET © 2 http://trans.univ-paris3.fr/ Été 2009 (ISSN 1778-3887) plus véhiculés dans les études francophones tels que transculturalité, transnationalité, ou transterritorialité. La question de l’identité de l’écrivain francophone a été abordée à maintes reprises et sa complexité n’est plus à établir. Les propos de Christiane Albert présentant les Actes du colloque « Francophonie et Identités Culturelles » en annoncent la consistance : « Ainsi le rapport qui s’établit, dans le cadre de la francophonie, entre la langue, l’histoire et l’identité est un rapport complexe, qui se donne à lire dans un contexte multiculturel3. » Selon Daniel Delas « l’écrivain francophone est et n’est pas un étranger4 ». Pour reprendre les propos d’Azade Seyhan, l’auteur en situation d’exil5 est « neither here nor there6 ». Il est in-between, vivant et produisant sur un point d’intersection linguistique et culturelle, il a « l’obligation de jouer en partie double, d’être ici et ailleurs, d’occuper deux lieux à la fois ce qui le contraint à rester dans l’entre-deux7 ». Citons encore Josias Semunjanga évoquant une dualité identitaire attachée, spécifiquement, à une situation postcoloniale mais adaptable à tout auteur « excentrique8 » : « Dans le contexte postcolonial, la quête identitaire n’est pas seulement ambivalente, elle est aussi dualiste dans la mesure où le sujet postcolonial a hérité aussi bien que de la culture de l’ex-métropole par la scolarisation, les médias, la culture, ou les arts9. » L’auteur en situation de bi- ou plurilinguisme et d’hétérogénéité culturelle présente une identité « par-delà » – d’où le préfixe « trans- » – qui se manifeste, par voie littéraire, dans la langue, le style, les thèmes et les classifications théoriques. Il ne peut entrer dans un cadre national, culturel, ou linguistique défini selon des catégories rigides et indépassables. Le concept de transidentité est donc ici posé comme caractéristique d’un individu, qui par un processus d’acculturation associé à des situations de colonisation, post-colonisation ou d’exil, se retrouve à la croisée de plusieurs langues et/ou cultures, défiant par ses œuvres littéraires la territorialité de la littérature. Il joue et se joue de l’Ici et de l’Ailleurs, savoure le Divers10 en mouvement, et ses œuvres appellent une analyse éclairée, c’est-à-dire, transculturelle. De la Chine à la France : précisions biographiques et définition du corpus Dai Sijie et Shan Sa, par lesquels nous illustrons la notion, arborent cette caractéristique de transidentité. Ils connaissent deux cultures, se servent de deux langues, et produisent des œuvres qui s’en ressentent. Pour appréhender correctement la situation des auteurs, leur regard sur la langue d’écriture et le contexte de production, nous proposons quelques éléments biographiques. Cet éclairage nous permet de présenter le corpus sur lequel s’appuient nos considérations. Dai Sijie (1954-) est issu d’une famille bourgeoise de la province de Fujian. Subissant les affres de la Révolution culturelle durant son adolescence, le jeune « intellectuel bourgeois » est envoyé en rééducation dans un village des montagnes du Sichuan (1971- 1974). Ce déplacement forcé lui permit d’entrer en contact avec la littérature française grâce à 3 Christiane Albert (dir.), Francophonie et identités culturelles, Paris, Karthala, 1999, p. 9. 4 Daniel Delas « Étrangèreté » in Michel Beniamino, Lise Gauvin (dir.), Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005, p. 73. 5 L’exil chez Seyhan implique un déplacement géographique mais nous pouvons l’envisager comme exil purement linguistique, reprenant l’idée d’« exilé du langage » (cf. Anne-Rosine Delbart, Les Exilés du langage. Un siècle d’écrivains français venus d’ailleurs [1919-2000], Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005). 6 Azade Seyhan, Writing Outside the Nation, New York, Princeton University Press, 2000, p. 11. 7 Marie Dollé, L’imaginaire des langues, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 13. 8 Anne-Rosine Delbart, op. cit., p. 49. 9 Josias Semunjanga, « Identité culturelle », in Michel Beniamino, Lise Gauvin (dir.), op. cit., p. 97. 10 Victor Segalen, op. cit. Trans— No 8 : À tu et à toi « La transidentité de Dai Sijie et Shan Sa » Sophie CROISET © 3 http://trans.univ-paris3.fr/ Été 2009 (ISSN 1778-3887) la découverte de livres interdits possédés par un rééduqué d’une bourgade voisine. Cette prise de contact, largement exposée dans le roman Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, le guide vers des cours de français lors de son retour dans la vie estudiantine à côté d’un cursus d’histoire de l’art. Et lorsqu’il remporte un concours national lui offrant une bourse d’étude à l’étranger (1986), il choisit la France, où il se lance très vite dans l’écriture de scénarios puis de romans. Il est actuellement l’auteur de quatre œuvres romanesques en langue française sur lesquels se base notre réflexion : Balzac et la Petite Tailleuse chinoise (Gallimard, 2000), Le complexe de Di (Gallimard, 2003), Par une nuit où la lune ne s’est pas levée (Gallimard, 2007), et L’acrobatie aérienne de Confucius (Flammarion, 2009). Shan Sa (1972-) est née de parents intellectuels à Pékin. Poussée par sa mère dès son plus jeune âge, elle écrit et publie des poèmes, d’abord dans des revues, jusqu’à l’édition d’un recueil (1983) intitulés les Poèmes de Yan Ni. En 1987, elle devient membre de l’association des écrivains de Pékin. Suivent deux autres œuvres poétiques en chinois : La libellule rouge (Éditions des Nouveaux Bourgeons, 1988), Neige (Éditions des Enfants de Shanghai, 1989), ainsi qu’un recueil de nouvelles destiné aux enfants : Que le printemps revienne (Éditions des Enfants de Si Chuan, 1990). La vie de l’auteure est bouleversée par les événements de la place Tian’an-men en 1989, auxquels elle a assisté aux premières loges, en tant qu’étudiante impliquée dans les manifestations. Dégoûtée et amère, elle choisit de quitter le pays et de rejoindre son père, alors professeur à la Sorbonne. Décidée à poursuivre la carrière d’écrivain entamée dans sa patrie, elle se tourne vers la langue française, l’appréhende, l’apprend et la prend tant et si bien que sa bibliographie en français, outre un ouvrage sur la calligraphie, un recueil de nouvelles et une œuvre poétique, compte aujourd’hui cinq romans : Porte de la Paix Céleste (Rocher, 1997), La joueuse de Go (Grasset, 2001), Impératrice (Albin Michel, 2003), Les conspirateurs uploads/Litterature/ pdf-croiset 2 .pdf

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