229 Pierre Déléage* Rituels du livre en Amazonie1 « Fahuido se considère comme
229 Pierre Déléage* Rituels du livre en Amazonie1 « Fahuido se considère comme un converti : à la suite de la mort accidentelle de son fls aîné, il a demandé à un missionnaire évangélique du Summer Institute of Linguistics de le baptiser. Depuis ce temps-là, il revendique parfois son identité de « croyant chrétien » : le jour de mon arrivée à Gasta Bala, il a organisé une brève séance collective de lecture de la Bible traduite en sharanahua, la première et la dernière dont j’ai été témoin. Cette conversion est connue de tous et on m’a déconseillé de le solliciter, malgré son âge avancé, pour enregistrer des récits mythiques. L’opinion générale est qu’il méprise ces histoires et que, le cas échéant, il les raconterait incorrectement. « Aujourd’hui, il m’a déclaré avoir été vexé par ma négligence : comme tout le monde au village il sait que j’ai entrepris une grande collecte de mythes sharanahua et il s’étonne que je ne me sois pas encore adressé à lui. J’accepte immédiatement d’entamer une session d’enregistrement, curieux du contenu de ses versions. À vrai dire, les récits de Fahuido ne comportent à peu près aucun élément issu du christianisme ; tout au plus est-il possible d’y repérer quelques jugements moraux inhabituels. L’originalité de ses narrations se situe ailleurs : dans le contexte de leur énonciation. « En efet, lorsque je lui ai indiqué que j’étais prêt à mettre en marche mon enregistreur, il a sorti d’un de ses sacs un petit livre de prières chrétiennes traduites en sharanahua que le SIL avait fait imprimer quelques années auparavant. Il a ensuite chaussé ses lunettes et tenu son livre ouvert devant les yeux, comme je l’avais déjà vu faire au cours de sa séance de lecture biblique. Cependant, il n’en a pas lu les textes : il a raconté lentement une série de mythes qui lui ont été transmis oralement par ses grands-parents. Durant l’intégralité de l’enregistrement, il n’a pas quitté le livre des yeux ». [Notes de terrain, Gasta Bala, octobre 2001] 1. Je tiens à remercier François Berthomé, Capucine Boidin et Christian Gros pour leurs remarques. * Chargé de recherche au CNRS (Laboratoire d’anthropologie sociale). 230 « L es anthropologues ont parfois qualifé les peuples indigènes de « peuples sans écriture », une expression polie évitant les termes plus péjoratifs utilisés par les générations antérieures comme « primitifs », « sauvages » ou « non civilisés ». Aujourd’hui de nombreux peuples indigènes, d’Amazonie et d’ailleurs, sont plutôt des « peuples à écriture » » remarque très justement Stephen Hugh-Jones2. Si l’histoire de la difusion de l’alphabet latin et des documents écrits parmi les populations amazoniennes s’étend sur plusieurs siècles, elle a connu des rythmes très diférents selon les régions et les degrés de pénétration missionnaire, au moins dans un premier temps. La réduction des langues amazoniennes à l’écriture latine fut entamée il y a longtemps par les missionnaires catholiques, en parti- culier jésuites [Neumann, 2005], cependant c’est à partir du milieu du xxe siècle qu’elle s’accéléra, lorsqu’arrivèrent les hordes de traducteurs du Summer Institute of Linguistics [Franchetto, 2008]. Dans tous les cas, à côté des grammaires et des dictionnaires, le corpus d’ouvrages en langue amazonienne se limitait alors, pour l’essentiel, à des textes religieux issus de la tradition chrétienne. Ce n’est que récemment, suite à la croissance des taux d’alphabétisation résultant de la mise en place d’écoles élémentaires pérennes, que de nombreuses sociétés d’Amazonie se sont réappropriées l’écriture et les livres, les peuples du Haut Rio Negro en constituant un exemple fascinant. Toutefois, avant même que ne se répande cette maîtrise de la lecture et de l’écriture, les livres, auxquels les Amérindiens avaient régulièrement accès, faisaient déjà l’objet d’un grand intérêt et suscitèrent diverses interprétations : L’histoire de Sangama racontée par le Yine Morán Zumaeta Bastín décrit une de ces appropriations, peut-être l’une des plus détaillées qui nous soit parvenue. Elle décrit minutieusement comment Sangama, au cours des premières décennies du xxe siècle, récupéra les livres abandonnés par ses patrons pour en faire usage dans un contexte rituel d’inspiration très clairement chamanique. Nous souhai- tons montrer que cet emploi rituel du livre par Sangama ne constitua pas un phénomène isolé en Amazonie : pour ce faire, nous proposons dans les pages qui suivent de le comparer à la manière dont les dirigeants d’un important mouve- ment prophétique amazonien, l’aleluia, intégrèrent le livre dans leurs discours et leurs pratiques cérémoniels. 2. Voir l’article publié dans cette livraison des Cahiers des Amériques latines. 231 ÉTUDES RITUELS DU LIVRE EN AMAZONIE Livres prophétiques Au sud de la Guyane britannique, dans une région éloignée des côtes où vivent les peuples Kapon et Pemon3, le début du xixe siècle a vu l’émergence d’une série de prophètes dont le message et les rituels ne nous sont guère connus. On sait par exemple que vers 1840, un Arekuna propageait le récit d’une vision au cours de laquelle l’entité créatrice Makunaima lui avait annoncé que les Indiens se transformeraient bientôt en « Blancs » (karaiwa) ; il semble qu’une cérémonie devait être efectuée régulièrement afn de hâter cette transformation. De nombreuses familles kapon et pemon se rendirent chez ce prophète, chargées de diverses ofrandes ; en retour il leur distribuait trois fragments de papier imprimé qui devaient leur servir « d’amulettes ». Il s’agissait, selon le naturaliste allemand Appun, « de feuilles de livres et de journaux, parmi lesquels le Times, que [l’explo- rateur] Schomburgk avait utilisées afn de faire sécher ses plantes et qu’il avait laissées dans le Roraima après avoir décidé de réduire le volume de ses bagages autant qu’il était possible » [Appun, 1893, p. 342-343 ; Posern-Zielinski, 1978 ; Azevedo de Abreu, 2004 ; Staats, 2009]. Quelques années plus tard, le missionnaire anglican William Brett entendit parler d’un prophète installé chez les Akawaio qui, à la suite d’une vision de Dieu, se faisait appeler « Christ » et annonçait la venue d’un paradis terrestre où les marchandises des Blancs seraient librement accessibles à tous. Le missionnaire recueillit aussi le récit d’un chef à qui le prophète avait donné un morceau de papier : il s’agissait d’une délégation de pouvoir du « Seigneur Tout Puissant » Makunaima invitant les peuples de la région à se rassembler et à venir rendre visite au prophète. Le document, cacheté par un « sceau de plomb », était couvert de « caractères hiéroglyphiques » inventés par le prophète [Brett, 1868, p. 259 ; Brett, 1880, p. 158]. Malgré la distance qui les séparait des principaux centres de colonisation, les peuples de la région identifèrent rapidement les Blancs à leurs marchandises et à leurs livres qui empruntaient tous deux les mêmes circuits commerciaux traditionnels. Et, dans le cadre de mouvements prophétiques spora- diques, les livres étaient déjà conçus comme des instruments de communication permettant de recevoir les messages d’entités surnaturelles comme Makunaima. William Brett comprit rapidement comment exploiter cet intérêt excep- tionnel pour la chose écrite : dans le droit fl des récents développements de la doctrine missionnaire anglicane il entreprit la publication, sous forme de petits livres illustrés, des textes chrétiens (Credo, Pater Noster, Décalogue) que Philip, le fls du chef kapon qui avait reçu les papiers du prophète, avait traduit d’une autre langue carib. Ces documents imprimés empruntèrent les circuits commer- 3. L’ensemble linguistique et culturel Kapon est composé des Akawaio, Patamona, Waica, Ingarikó, Serekong et Eremagok ; les Pemon comprennent les Arekuna, les Taurepang, les Kamarakoto et les Macuxi. 232 ciaux de la région et se difusèrent chez des peuples qui ignoraient aussi bien la lecture que l’écriture [Brett, 1868, p. 264 ; Butt-Colson, 1985]. C’est dans ce contexte que naquit le rituel aleluia, phénomène singu- lier puisqu’il s’agit de l’unique mouvement prophétique d’origine amérin- dienne qui soit parvenu à se stabiliser en Amazonie. Au cours des années 1880 Pichiwön, un Macuxi qui avait très probablement résidé à proximité d’une mission anglicane, au nord de la Guyane britannique, eut une vision de Dieu. Voici un court résumé du récit de sa vision tel que le spécialiste rituel patamuna Henry le transmit à Colin Henfrey dans les années 1960 [Butt-Colson, 1971, p. 32-48] : « Pichiwön accompagna deux prêtres en Angleterre. Tandis qu’il étudiait et réféchis- sait, il eut une vision durant laquelle il entendit Dieu. Après une longue conversation, Dieu lui montra la beauté du paradis promis aux Indiens, puis il lui donna un livre parfumé couvert d’écritures qui contenait l’aleluia. Il lui ordonna de ne pas le montrer aux prêtres anglais. Lorsque Pichiwön revint chez lui, avec de nombreuses marchan- dises des Blancs à distribuer, il transmit à son peuple les danses et les chants alléluia ». Les chants proclamaient que les Indiens se transformeraient bientôt en Blancs immortels et qu’un des moyens d’accélérer le processus était d’organiser des cérémo- nies aleluia telles que décrites dans la « Bible » que Dieu avait remise à Pichiwön. Ces chants devaient être proférés dans le cadre d’un contexte rituel très proche de celui des cérémonies traditionnelles (danses collectives et commensalité) uploads/Litterature/ pierre-deleage-livres-et-rituels.pdf
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- Publié le Jui 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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