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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RLC&ID_NUMPUBLIE=RLC_330&ID_ARTICLE=RLC_330_0183 Borges apocryphe. Lecture de quelques versions non autorisées de la Bible par Alexandra IVANOVITCH | Klincksieck | Revue de littérature comparée 2009/2 - n° 330 ISSN 0035-1466 | ISBN 978-2-2520-3706-5 | pages 183 à 196 Pour citer cet article : — Ivanovitch A., Borges apocryphe. Lecture de quelques versions non autorisées de la Bible, Revue de littérature comparée 2009/2, n° 330, p. 183-196. Distribution électronique Cairn pour Klincksieck. © Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Revue de Littérature comparée 2-2009 Borges apocryphe Lecture de quelques versions non autorisées de la Bible « Yo pensé, días pasados — voy a confiarle este proyecto mío, […] vendría a ser la máxima ambición para un escritor […], sería escribir un quinto Evangelio. » 1 Tel est le rêve d’écrivain que Borges rapporte à Osvaldo Ferrari dans Reencuentro, Diálogos inéditos. Si Borges n’a jamais écrit un cinquième évangile, tout un pan de son œuvre poétique s’éclaire au regard de cet apo- cryphe rêvé. En effet, de nombreux poèmes, par leur titre qui est souvent une référence précise à un passage de la Bible, se présentent comme des ver- sions non autorisées du texte canonique, qui ne se limitent d’ailleurs pas au Nouveau Testament. Ces poèmes pourraient donc être lus comme des frag- ments épars de l’entreprise apocryphe plus importante dont Borges parle dans les entretiens cités précédemment, horizon vers lequel le poète ten- drait asymptotiquement. Une première remarque que l’on peut faire au vu des titres de certains poèmes comme « Fragmentos de un Evangelio apócrifo » 2 et « Otro frag- mento apócrifo » 3 est qu’un fil d’Ariane tisse une continuité entre ces textes apocryphes, au-delà de la frontière des différents recueils de Borges poète. L’épithète antéposée « autre » nous invite à faire ce que le terme répété de « fragment » nous interdit, à savoir, établir une continuité et une unité à 1. Reencuentro. Diálogos inéditos, Buenos Aires, Ed. Sudamericana, 1999, p. 99. « Ces derniers jours j’ai pensé — je vais vous confier mon projet, […] ce serait l’ambi- tion la plus élevée pour un écrivain — les écrivains ont coutume d’être très ambitieux — […] il s’agirait d’écrire un cinquième Évangile. » Jorge Luis Borges, Osvaldo Ferrari, Retrouvailles. Dialogues inédits, trad. Bertrand Fillandeau, Paris, José Corti, coll. « en lisant en écrivant », 2003, p. 136-137. 2. Obras completas, Buenos Aires, Emecé, t. II, 1989, p. 389. (« Fragments d’évangile apocryphe », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1999, p. 179.) Les traductions françaises que nous donnons du texte original sont de Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra, et sont extraites de cette édition, sauf mention contraire. 3. Op. cit., t. III, p. 489. (« Autre fragment apocryphe », op. cit., p. 948.) Alexandra Ivanovitch 184 cette œuvre apocryphe. Il y aurait donc au cœur de ces apocryphes borgé- siens une double provocation : d’un côté, ceux-ci brisent l’unité du canon, considéré comme clos et parfait au sens étymologique du terme, et de l’autre, ils sous-entendent une continuité entre ces différents fragments. Examinons de plus près le terme d’apocryphe : venant du grec et signi- fiant « secret », « caché », le mot « apocryphe » a désigné, selon l’entrée du Dictionnaire critique de théologie, « à l’époque ancienne, […] des livres dont l’accès était réservé à des initiés ou dont la lecture ne devait pas être publi- que. Dès le IVe siècle, c’est-à-dire après la fixation et la clôture du « canon » des Écritures saintes, l’appellation prendra dans l’Église chrétienne une connotation négative en même temps qu’une signification assez imprécise : sont déclarés apocryphes des livres non canoniques qui, en certains cas, auraient été composés ou utilisés par des hérétiques et qui seraient posté- rieurs aux textes canoniques. » 4 Alors que l’apocryphe se définit traditionnellement par rapport à son antonyme, le canonique, l’apocryphe tel que le conçoit Borges est profondé- ment paradoxal : il se caractérise par cette tendance à s’anéantir, à devenir canonique. Dans Reencuentro, Borges affirme à Osvaldo Ferrari à propos de ce cinquième évangile rêvé : « Y si ese libro tuviera suerte, irían imprimién- dolo junto con los Evangelios del Nuevo Testamento, y llegarían a ser parte del canon también. » 5 L’enjeu de l’écriture de passages apocryphes n’est pas tant de marquer l’écart par rapport au canon, que de le réduire, comme en témoigne cette notation intéressante dans « Otro fragmento apócrifo » : « […] una tradición, que bien puede no ser apócrifa, ha conservado las pala- bras que esos hombres dijeron […]. » 6 L’enjeu au cœur de l’étude des apocryphes fictifs de Borges est la double dynamique qui nous fait lire Borges à la lumière de la Bible, et la Bible à la lumière de Borges, notamment en ce que ses apocryphes projettent en 4. Éric Junod, « Apocryphes », Dictionnaire critique de théologie, dir. Jean-Yves Lacoste, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002, p. 72. La question complexe du contenu théologi- que des poèmes borgésiens pourrait faire l’objet d’une étude à part entière, et ne nous occupera pas ici. Contentons-nous de dire que la théologie paradoxale de Borges est fortement inspirée du gnosticisme. Dans l’entrée « Gnose » du Dictionnaire critique de théologie, René Braun écrit : « Au terme “gnose”, on préférera donc “gnosticisme” pour désigner le mouvement religieux qui, dans les premiers siècles du christianisme, se développa en une multitude de sectes partageant une commune conception de la gnose, combattue et rejetée par l’Église. Ce mouvement nous est connu par la polé- mique des hérésiologues, qui en donne une image souvent déformée, mais aussi par des textes originaux que des découvertes sont venues enrichir, la plus récente (1945) et la plus importante étant celle de la bibliothèque copte de Nag-Hammadi. » (Op. cit., p. 496.) 5. Reencuentro, éd. cit., p. 100. « Et si ce livre avait de la chance, il serait imprimé avec les Évangiles du Nouveau Testament, et finirait par faire aussi partie du canon. » (Retrouvailles, dialogues inédits, éd. cit., p. 137-138.) 6. Obras completas, t. III, p. 485. « L’histoire est très ancienne, mais une tradition, qui peut fort bien ne pas être apocryphe, a conservé les paroles qu’échangèrent ces hommes […]. » (Traduction de Claude Esteban dans Œuvres complètes, t. II, p. 948.) Borges apocryphe 185 négatif une image du texte réécrit. Nous nous intéresserons ici à ce que l’on apprend en creux de la Bible, à travers l’entreprise de détournement de Borges, et plus précisément, aux figures de rhétorique et aux mythes fonda- teurs que celle-ci véhicule et que Borges met en cause dans une poétique du blasphème. Avant d’aborder ces questions, il convient de donner, non pas une typolo- gie en bonne et due forme des poèmes concernés par cette problématique, mais quelques critères qui permettent de faire apparaître les enjeux des textes du corpus apocryphe que nous avons retenu : la nature du titre, la thématique, le co-texte. Un premier critère serait la référence explicite ou non à la notion d’apo- cryphe dans le titre du poème. Seuls deux titres de pièces thématisent cette notion et n’utilisent pas la référence précise à un verset biblique, comme l’immense majorité des poèmes du corpus : « Fragmentos de un Evangelio apócrifo », et « Otro fragmento apócrifo ». Le choix de la thématisation s’im- posait dans le cas du second poème « Otro fragmento apócrifo » : en effet, ce poème ne reprend aucun épisode évangélique précis, mais pastiche la ren- contre privilégiée entre Jésus et un de ses disciples 7. Au contraire, en ce qui concerne le premier titre, ce n’est pas le défaut de référence biblique qui explique la mention de la notion d’apocryphe dans le titre, mais pour ainsi dire, l’excès. Borges présente en négatif une sorte de « reader’s digest » de la Bonne Nouvelle, qui comprend les béatitudes et les malédictions ainsi que les principaux points du discours évangélique. Seuls ces deux textes se pré- sentent stricto sensu comme des fictions d’évangiles apocryphes 8. 7. Il semble que l’hypotexte de ce poème ne soit pas tant les évangiles canoniques que les évangiles gnostiques : ceux-ci mettent en scène des rencontres privilégiées entre Jésus et un de ses disciples qui sont autant d’occasions de transmettre un enseigne- ment secret, conformément à l’esprit du gnosticisme. Borges s’était d’ailleurs docu- menté sur les gnostiques : « J’ai lu l’ouvrage d’un uploads/Litterature/borges-apocryphe.pdf

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