Recherches sur l’Imaginaire, Cahier 29, 2002 Les “impostures” d’Octave Mirbeau

Recherches sur l’Imaginaire, Cahier 29, 2002 Les “impostures” d’Octave Mirbeau Parler d’impostures à propos d’un écrivain tel qu’Octave Mirbeau, cet arracheur de masques, ce « Dom Juan de l’Idéal1 », cet assoiffé de justice, qui incarne la figure de l’intellectuel engagé dans tous les grands combats de son temps, peut sembler au premier abord relever de l’incongruité, de la malveillance ou de la provocation. Pourtant, à y regarder de plus près, l’imprécateur au cœur fidèle2 n’est pas à l’abri de tout soupçon en matière d’impostures, et c’est ce que nous allons examiner, en distinguant ce qui relève de la prostitution, de la mystification, de la désinformation, ou de simples contradictions propres à un artiste libertaire. « Prolétaire de lettres » Une première forme d’imposture est liée à sa condition de « prolétaire de lettres3 » au début de sa carrière littéraire : pendant une douzaine d’années, de 1873 à 1884, Mirbeau a en effet prostitué sa plume et il a dû se résigner, successivement ou simultanément, et non sans honte, à “faire le domestique”, comme secrétaire particulier du député bonapartiste Dugué de la Fauconnerie, à “faire le trottoir”4, comme plumitif à gages à L’Ordre de Paris impérialiste, puis au Gaulois monarchiste, et à “faire le nègre”, en rédigeant des romans et des recueils de contes pour le compte de commanditaires divers5. Bref, ce faisant, il a bien, selon la quatrième définition d’imposture fournie par Littré, accompli « l’action de tromper en se faisant passer pour un autre ». 1 Cette belle formule est de son ami Georges Rodenbach, dans L’Élite (1899). 2 C’est le sous-titre de notre biographie d’Octave Mirbeau, Librairie Séguier, 1990, 1020 pages (en collaboration avec Jean-François Nivet). 3 L’expression est de Mirbeau lui-même, dans Les Grimaces du 22 décembre 1883 : « Les prolétaires de lettres, ceux qui sont venus à la bataille sociale avec leur seul outil de la plume, ceux-là doivent serrer leurs rangs et poursuivre sans trêve leurs revendications contre les représentants de l’infâme capital littéraire » (article recueilli dans ses Combats littéraires, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2006, p. 93). 4 Mirbeau établit souvent un parallélisme, typiquement anarchiste, entre la prostitution des corps et celle de l'esprit : « Le journaliste se vend à qui le paye. Il est devenu une machine à louanges et à éreintement, comme la fille publique machine à plaisir ; seulement celle-ci ne livre que sa chair, tandis que celui-là livre toute son âme. Il bat son quart dans ses colonnes étroites – son trottoir à lui » (Les Grimaces, 29 septembre 1883 ; article recueilli dans ses Combats littéraires, loc. cit., p. 78). 5 Voir Pierre Michel « Quelques réflexions sur la négritude », Cahiers Octave Mirbeau, n° 12, mars 2005, pp. 4-34. Recherches sur l’Imaginaire, Cahier 29, 2002 Des nuances doivent néanmoins être introduites. Si rédiger des lettres d’affaires ou des lettres privées pour son employeur ne relève pas vraiment de l’imposture, en l’absence de toute volonté de tromper, en revanche, quand le secrétaire particulier ou le plumitif rédige, pour ses employeurs, des textes politiques en faveur de causes dont il ne partage ni les valeurs ni les objectifs, force est d’y voir, non seulement une tromperie des lecteurs, mais surtout une forme d’imposture intellectuelle. C’est pourtant bien ce qu’a fait Mirbeau au cours de ces années peu glorieuses, tantôt à visage découvert, quand il les signait, tantôt à couvert, quand c’était son patron du moment qui en assumait la paternité6. Il n’aura pas trop de ses beaux combats à venir pour essayer de se le pardonner et, tenaillé par un lancinant sentiment de culpabilité, il reviendra sur le tard sur ses péchés de jeunesse, dans un roman posthume et inachevé, lourd de confessions à peine transposées dans le cadre d’une fiction : « La première condition, la condition indispensable pour remplir, à souhait, une si étrange fonction [de secrétaire particulier], implique nécessairement l'abandon total de soi-même dans les choses les plus essentielles de la vie intérieure. Vous n'avez plus le droit de penser pour votre compte, il faut penser pour le compte d'un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies, cultiver ses tares au détriment des vôtres, pourtant si chères; vivre ses incohérences, ses fantaisies, ses passions, ses vertus ou ses crimes qui, presque toujours, sont l'opposé de vos incohérences à vous, de vos fantaisies, de vos passions, de vos vertus ou de vos crimes, lesquels constituent, pourtant, la raison unique, l'originalité, l'harmonie de votre être moral ; ne jamais agir pour soi, en vue de soi, mais pour les affaires, les ambitions, le goût, la vanité stupide ou l'orgueil cruel d'un autre ; être, en toutes circonstances, le reflet servile, l'ombre d'un autre7 ». Abandonner son identité au profit d’un autre, c’est à coup sûr se comporter en imposteur. Le cas de la négritude, quoique complémentaire, puisqu’elle participe de la même condition de prolétaire intellectuel, est en fait quelque peu différent. Car le véritable imposteur, en l’occurrence, ce n’est pas le nègre, mais bien le négrier qui endosse la défroque d’un autre et lui vole la paternité d’œuvres qu’il n’a pas commises. Le nègre est tout au plus complice de cette fraude, à laquelle l’a condamné la nécessité de gagner sa pitance en vendant sa force de travail. Mais le jeune Mirbeau, lui, ne voit dans ce contrat de servitude qu’une forme d’exploitation éhontée, et il ne cesse de regimber contre le vol dont, ainsi que ses compagnons de chaîne, il s’estime victime, sans pouvoir pour autant réclamer son dû, comme le constate amèrement son double Jacques Sorel dans un conte de 1882, « Un raté » : « Je voudrais aujourd’hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman publié sous le nom de X… est à moi ; cette comédie est à moi.” On m’accuserait d’être un fou ou un voleur8. » 6 C’est le cas par exemple des brochures de propagande bonapartiste signées du nom de Dugué de la Fauconnerie, et qui ont fortement contribué aux succès électoraux de l’Appel au Peuple, de 1874 à 1876. 7 Un gentilhomme, chapitre I (Œuvre romanesque d’Octave Mirbeau, Buchet/Chastel - Société Octave Mirbeau, 2001, t. III, p. 890). Le narrateur précise un peu plus loin (p. 901) : « Tour à tour, je suis resté auprès d'un républicain athée, d'un bonapartiste militant qui ne rêvait que de coups d'État, d'un catholique ultramontain, et je me suis adapté aux pires de leurs idées, de leurs passions, de leurs haines, sans qu'elles aient eu la moindre prise sur moi. » 8 « Un raté », Paris-Journal, 19 juin 1882 (recueilli dans les Contes cruels d’Octave Mirbeau, Librairie Séguier, 1990 (réédition Les Belles Lettres, 2000), tome II, p. 426. Recherches sur l’Imaginaire, Cahier 29, 2002 Mystification Il est cependant un cas notable où, de la négritude, on passe à la mystification, et, partant, à une forme d’imposture : je veux parler des Lettres de l’Inde9, qui ont paru en feuilleton dans les six premiers mois de 1885, d’abord dans les colonnes du Gaulois, sous la signature symptomatique de Nirvana10, ensuite dans celles du Journal des débats, plus sobrement signées N. Il s’agit là de deux quotidiens qui passent pour sérieux et qui s’adressent à une élite, intellectuelle ou mondaine, et on est en droit de s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser leurs patrons respectifs, Arthur Meyer et Georges Patinot, à publier ces exotiques reportages11. Non, certes, qu’ils ne soient passionnants et fort bien documentés, mais tout simplement parce que le rédacteur camouflé – pouvaient-il l’ignorer ? – n’a jamais mis les pieds en Inde et que les rhododendrons géants de l’Himalaya qu’il y évoque, il se contente de les avoir sous les yeux de sa villégiature du Rouvray, dans l’Orne12... Il s’agit donc de ce qu’on appellerait aujourd’hui un reportage “bidon”, comme ceux qui ont défrayé la chronique ces dernières années aux États-Unis. Mirbeau, le grand démystificateur, peut se révéler à l’occasion un excellent mystificateur... Il serait cependant malséant de lui jeter hâtivement la pierre. Car toutes les données qu’il utilise, dans ses pseudo-reportage, sont puisées aux meilleures sources : les dix- sept rapports confidentiels expédiés d’Orient, où il a été envoyé en mission officieuse, de décembre 1883 à août 1884, par son ami et commanditaire François Deloncle, à destination de Jules Ferry, alors président du Conseil et ministre des Colonies ! Mirbeau s’est contenté de broder et de mettre en forme ce qui, sans ces ingrédients de littérarité, n’eût guère été qu’un copier-coller de tous ces rapports diplomatiques13... Cette entreprise saurait d’autant moins se réduire à une vulgaire supercherie destinée à damer le pion au mondain Robert de Bonnières – qui, lui, a bel et bien été en Inde et en a rapporté de superficiels articles14 – que Mirbeau, en 1885, s’intéresse passionnément à l’Inde autant qu’à la question coloniale et y consacre, en deux ans, une quinzaine d’articles signés de son nom. Dès lors, qu’importe que son reportage ait été “bidonné” ? Mais on peut aller uploads/Litterature/ pierre-michel-les-quot-impostures-quot-d-x27-octave-mirbeau.pdf

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