MIRBEAU ET LOMBROSO Dans le champ littéraire du second dix-neuvième siècle, Oct
MIRBEAU ET LOMBROSO Dans le champ littéraire du second dix-neuvième siècle, Octave Mirbeau occupe une place à part. Écrivain inclassable, pour n’être ni politiquement, ni littérairement correct1, il accumule comme à plaisir les paradoxes et les contradictions, où certains ont cru voir des incohérences et des palinodies. Journaliste le mieux payé de son temps, critique influent, écrivain reconnu et célébré à l’échelle européenne, il n’en est pas moins un marginal des lettres2, considéré souvent comme subversif et infréquentable ; après avoir mis à mal la forme romanesque et proclamé la mort du théâtre, il n’en a pas moins triomphé dans le roman comme sur la scène ; progressiste, chantre de la modernité, des découvertes scientifiques et de leurs applications techniques, dont il est un des premiers utilisateurs, il est aussi un écologiste avant la lettre, et il ne cesse de dénoncer les dangereuses illusions scientistes, incarnées notamment par Lombroso, et de voir dans les ingénieurs une menace pour l’humanité. Pour mieux comprendre comment l’auteur de L’Abbé Jules et de La 628-E8 a jugé Cesare Lombroso, dont il a lu et médité les deux œuvres essentielles3, il convient au préalable de dégager sa vision des hommes et de la société et de mettre en lumière son projet littéraire. RÉVOLUTION DU REGARD ET MARGINALITÉ Octave Mirbeau a entrepris, dans le domaine de l'écriture, une véritable révolution culturelle parallèle à la révolution du regard des impressionnistes, qu’il a portés au pinacle, et de ses “dieux” Claude Monet et Auguste Rodin, dont il a été pendant trente ans le chantre attitré. Adepte d'une pédagogie de choc, il a délibérément froissé nos habitudes confortables, transgressé nos interdits, éveillé notre esprit critique, pour nous contraindre à nous poser des questions que nous aurions préféré éviter et à apercevoir ce que, “aveugles volontaires”, nous refusions de regarder en face. Telle est en effet, selon lui, la mission de l'écrivain, mission de désaveuglement d’autant plus indispensable, et aussi d’autant plus difficile, que ce qu’il est convenu d’appeler “l’éducation” n’est à ses yeux qu’une entreprise de décervelage et de crétinisation : la famille, l’école, l’Église catholique et l’armée constituent des usines où l’on fabrique à la chaîne de « croupissantes larves » humaines4, qui seront des prolétaires corvéables à merci, des contribuables soumis, des soldats sans états d’âme et des électeurs moutonniers. 1 Voir Pierre Michel, « Un écrivain politiquement et culturellement incorrect », in Un moderne : Octave Mirbeau, J.& S. éditeurs – Eurédit, 2004, pp. 9-36. 2 Voir notre article « Octave Mirbeau et la marginalité », in Figures du marginal, Cahier n° XXIX des Recherches sur l'imaginaire, Presses de l'Université d'Angers, 2003, pp. 93-103. 3 Le catalogue de la seconde vente de la bibliothèque de Mirbeau, 20-21 juin 1919, signale deux œuvres de Lombroso : L’Homme criminel, paru chez Alcan en 1887, et L’Homme de génie, paru en deux volumes en 1889, chez le même éditeur. Tous ont été reliés par Paul Vié, ce qui est manifestement un signe d’intérêt. Pour notre part, nous nous référons à l’édition de 1889 de L’Homme de génie et à l’édition de 1895 de L’Homme criminel, et c’est à ces éditions que renvoient les indications de pages. 4 Voir notre édition de ses Combats pour l’enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990. Une minorité d'humains échappent à ce « massacre des innocents » : ce sont les artistes. Le véritable artiste, tels Monet, Van Gogh ou Rodin, c'est celui qui voit, qui ressent, qui admire, dans l'infinité de sensations que le monde extérieur nous propose, ce que l'individu moyen, dûment abêti, ne verra, ne sentira et n'admirera jamais. C'est un être d'exception qui, d'emblée, du fait de ses exigences, de son tempérament et, plus encore, de son regard qui a résisté à l'uniformisation, ne peut être qu'en rupture avec une société mercantile, où l'avoir se substitue à l'être, où le culte dominant est celui du veau d'or, où l'argent est la condition du succès et du prestige. L'artiste est un étranger, un marginal, un irrécupérable. Aussi bien les artistes sont-ils l’exception, et les plus créatifs d’entre eux, les génies tels que Rodin, sont-ils impitoyablement pourchassés, traqués et abattus « sans relâche, comme les grands fauves5 ». Heureusement, entre la masse amorphe d’êtres larvisés et émasculés et cette minorité, marginalisée et moquée, que sont les véritables artistes, existent ceux que Mirbeau appelle des « âmes naïves ». C’est-à-dire des individus qui, certes, ne sont pas parvenus à développer leurs potentialités créatrices — la famille et l’école sont passées par là —, mais qui, parce qu’ils ont résisté mieux que d’autres au laminage des cerveaux, ont conservé quelques restes de l’enfant qu’ils ont été et de leurs aspirations d’antan et se laissent moins facilement duper que d’autres par les « grimaces » de respectabilité des dominants. Parmi ces âmes naïves, il en est que leur statut social prédispose à jeter sur la société un regard débarrassé des œillères des habitudes et des « chiures de mouches » des préjugés : ce sont les marginaux, qui vivent, certes, à l’intérieur de la collectivité, mais qui y sont victimes d’oppressions spécifiques ou de processus d’exclusion qui leur permettent du même coup, comme aux artistes sur un autre registre, de voir ce que les autres ne voient pas. Au premier rang de ces marginaux, quatre catégories auxquelles Mirbeau s’est spécialement intéressé : les domestiques, les prostituées6, les vagabonds, et aussi les “fous”, nombreux dans les contes de Mirbeau, qui les présente toujours 5 « Au conseil municipal », Le Journal, 12 juillet 1899 (Combats esthétiques de Mirbeau, Séguier, 1993, t. II, p. 228). Et Mirbeau d’ajouter : « Ceux qui ont pu détruire un homme de génie et montrer sa peau à la société touchent une prime », au premier chef « les critiques qui se consacrent à cette chasse fructueuse »... comme des êtres inoffensifs, rêveurs et douloureux, que l’on tient soigneusement à l’écart des individus normalisés pour qu’ils ne risquent pas de les contaminer en posant des questions auxquelles la société serait bien en peine de répondre. Aussi bien tous les individus dotés d’une forte personnalité, et a fortiori ceux qui contestent les fondements mêmes de l’ordre social jugé “naturel” ou “normal”, quoique visiblement pathogène, sont-ils considérés comme fous, histoire de démonétiser leurs propos et de désamorcer la bombe qu’ils représentent.. Tous présentent l’intérêt éminent, pour le projet politico-littéraire de Mirbeau, d’être potentiellement subversifs par le regard qu’ils jettent et, partant, nous obligent à jeter à notre tour, sur les hommes et sur la société. Loin donc de les condamner, il voit en eux de précieux auxiliaires. On comprend d’entrée de jeu à quel point la vision mirbellienne est radicalement opposée à celle du criminologue italien. D’un côté, un savant, ou prétendu tel, qui utilise son expérience médicale et ses recherches anthropométriques (il a mesuré 5 903 criminels !), menées à froid, dans l’espoir de protéger l’ordre social supposé civilisé, mais constamment menacé par l’existence de ces marginaux que sont les génies, les prostituées, les vagabonds et les criminels en tous genres ; de l’autre, un réfractaire, un imprécateur, un écrivain révolté par les « turpitudes sociales » et rêvant de dynamiter une société pourrie qui sécrète la misère, l’exclusion, l’oppression et l’esclavage sexuel. Leurs valeurs et leurs espérances sont décidément antipodiques. Mais voyons de plus près comment l’auteur du Journal d’une femme de chambre traite celui de L’Homme de génie et tourne ses thèses en dérision. On peut dégager trois critiques majeures. UNE MÉTHODE ANTI-SCIENTIFIQUE On sait que, pour donner à ses conclusions, l’apparence de scientificité, Cesare Lombroso a accumulé une quantité ahurissante des données les plus disparates, et que ses disciples, Émile Laurent ou le docteur Perrier, ont poussé jusqu’à l’absurde la collecte hétéroclite des mensurations des délinquants en tous genres7, dans l’espoir de démontrer sa thèse du criminel-né. L’ennui est que le lien de causalité entre la taille ou la forme du crâne (ou du pénis8), et les activités criminelles qui sont supposées en résulter n’a jamais été établi, et n’a aucune chance de jamais l’être. Dès 1887, le professeur Topinard a eu beau jeu de souligner le caractère artificiel de ce stérile assemblage de données qui ne visent qu’à impressionner l’imagination des faibles. À son tour Mirbeau se gausse de ces prétentions à la scientificité dans Les 21 jours d’un neurasthénique (1901), où un faux savant du nom de Triceps, extrapolant les thèses de Lombroso à l’ensemble des classes dites « dangereuses », prétend démontrer, par une « expérimentation rigoureuse », que les pauvres sont des dégénérés : Je me procurai une dizaine de pauvres offrant toutes les apparences de la plus aiguë pauvreté... Je les soumis à l’action des rayons X... […] Ils accusèrent, à l’estomac, au foie, aux intestins, des lésions fonctionnelles qui ne me parurent pas suffisamment caractéristiques et spéciales... Le décisif fut une série de taches noirâtres qui se présentèrent au cerveau et sur tout l’appareil cérébro-spinal... Jamais, je n’avais observé ces taches sur les cerveaux des malades riches, ou seulement aisés... Dès lors, je fus fixé, uploads/Litterature/ pierre-michel-mirbeau-et-lombroso.pdf
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- Publié le Fev 23, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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