FAULSE PARODIE, VRAYE CONTROVERSE : RENVERSEMENT DE CONNIVENCE DANS LA RÉÉCRITU

FAULSE PARODIE, VRAYE CONTROVERSE : RENVERSEMENT DE CONNIVENCE DANS LA RÉÉCRITURE DES PLACARDS (1535) A la période où l’évangélisme se répand en France, la tentation paro- dique est vive. L’effervescence d’un renouveau spirituel contré par la rigueur des censeurs de la Faculté de Théologie de Paris qu’encourage le pouvoir royal, n’y est pas étrangère. Ainsi, quand la Faculté, à l’initiative de son syndic Noël Beda, rend publique le 2 décembre 1523 une Deter- minatio en latin qui reprend, pour les condamner, des propositions soute- nues par deux prédicateurs du groupe de Meaux autour de Guillaume Bri- çonnet, la riposte ne se fait-elle pas attendre1 : la Determinatio Facultatis Theologiae parisiensis qui paraît à Bâle en février-mars 1524 n’est autre qu’une parodie en latin du texte des docteurs parisiens, attribuée à Guillaume Farel, lui-même ancien membre du groupe de Meaux réfugié en Suisse2. A l’inverse des écrits ultérieurs en français, cet ouvrage épouse les structures propres au genre parodié : la Determinatio originale (répar- tie en propositio et censura), qui fournit les « propositions » condamnées, est reproduite en caractères romains, et le commentaire de Farel apparaît en italiques. La critique des « hérétiques » assimilés aux « luthériens » par la Faculté de Théologie étant rattachée aux hérésies anciennes dans la Determinatio originale, Farel utilise les citations de l’Ecriture à contre- emploi dans sa parodie, par un jeu entre la réfutation de la proposition et les marginalia. Dans les décennies suivantes, la parodie poursuivra son développe- ment en langue française dans le camp des réformateurs, et l’on verra ainsi paraître, du temps de Calvin, des « édits parodiés » chez l’éditeur genevois Jean Girard, Le Mandement de Jesus Christ à tous les chrestiens et fideles (1544), et les Arrestz et ordonnances royaux de la supreme, Seizième Siècle – 2006 – N° 2 p. 57-78 1 Sur le contexte de cet événement, voir Denis Crouzet, La genèse de la Réforme fran- çaise (1520-1562), Paris, SEDES, 1996, p. 149-151. 2 Ce texte paru sous un pseudonyme, qui n’est autre que le sobriquet attribué à un contro- versiste catholique, fera scandale, jugé épouvantable par Erasme et qualifié de moque- rie amère par Lefèvre d’Etaples. 3 Voir Francis Higman, « Les genres de la littérature calviniste du XVIe siècle », Lire et découvrir la circulation des idées au temps de la Réforme, Genève, Droz, 1998, p. 447. 4 G. Berthoud, « Livres pseudo-catholiques de contenu protestant », Aspects de la pro- pagande religieuse, éd. G. Berthoud et al., Genève, Droz, 1957, p. 153. 5 Le syndic de Sorbonne s’était déjà commis en littérature religieuse, notamment en adap- tant avec Thomas Warnet un ouvrage de saint Bernard de Sienne, le Quadragesimale de Christiana religione, sous le titre La petite diablerie dont lucifer est le chef et les membres sont tous les joueurs iniques et pecheurs reprouvez intitulé leglise des mau- vais, qui aurait été publié quatre fois entre 1512 et 1541 à Paris (voir F. Higman, Piety and the People : Religious Printing in French, 1511-1551, Aldershot, Scolar Press, 1996, p. 56). A partir de la fin du mois de mai 1533, Beda est en exil à cause de son intransigeance (voir D. Crouzet, op. cit.) : la publication de la Confession et raison de la foy peut donc apparaître comme amende honorable de la part du syndic. 6 Voir G. Berthoud, « La “Confession” de Maître Noël Beda et le problème de son auteur », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance 29, 1967, p. 373-397. tres-haulte et souveraine Court du Royaume des Cieux. Avec la Generale Croisade, jadis donnée, et maintenant confirmée par nostre sainct Pere Dieu. Le tout collationé au vray original (1550)3. On connaît le goût d’une partie des réformateurs pour « la supercherie littéraire, goût imposé par les circonstances, mais qu’ils ont parfois pris plaisir à cultiver »4. Tout subterfuge éditorial, y compris l’usurpation de l’identité auctoriale, est bon pour déjouer la censure. La Confession et raison de la foy de maistre Noel Beda, Docteur en theologie et Sindique de la sacree uni- versité à Paris : envoyee au treschrestien Roy de france, Françoys pre- mier de ce nom, attribuée à Antoine Marcourt, est emblématique de ce type de littérature. Rédigée par les « hérétiques » que pourchassait le syn- dic de la Sorbonne, sous le nom de ce dernier5, l’ouvrage est publié en 1533, « à Paris par Pierre de Vignolle, demourant en la rue de la Sor- bonne » ; les bibliographes ont reconnu derrière cette échoppe fantaisiste celle de Pierre de Vingle à Neuchâtel6 : c’est de ses presses que sortira l’année suivante le fameux texte du placard – attribué au même Mar- court –, apposé jusque sur la porte de la chambre du roi dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, et qui mettra le feu aux poudres dans la capitale du royaume. Le titre, Articles veritables sur les horribles, grandz et importables abuz de la Messe papalle, inventee directement contre la saincte Cene de Jesus Christ, en annonce le contenu violemment polé- mique dans la bataille de la Réforme. Toutefois, au regard de l’histoire, la portée de l’« affaire des Placards » est moins doctrinale que politique. Elle est à la fois une tentative des réformistes radicaux, insatisfaits de la politique de concorde menée par François Ier, auprès de Melanchthon en particulier, de « saboter cette “réforme douce” qui progressait trop bien ISABELLE GARNIER-MATHEZ 58 en France »7, et « le prétexte attendu par le parti de l’intolérance »8 dirigé par les censeurs de la Sorbonne, pour amener le roi à la répression défi- nitive de toute forme d’hérésie. Le texte des Placards a fait l’objet d’une double réécriture9. La seconde est de même obédience que le texte original. Il s’agit de la publication ano- nyme à la foire de Guibray en 1560 d’une édition, tronquée et amendée, qui amplifie la portée des Articles initiaux. Elle sera reprise en 1564 par le pro- testant Jean Crespin, qui pense alors rendre public l’exact texte de 153410 : Articles veritables sur les horribles, grands et importables abuz de la Messe papalle, inventee directement contre la saincte Cene de nostre Seigneur, seul Mediateur et seul Sauveur Jesus Christ. L’insertion d’un syntagme dont la double apposition comporte l’épithète seul, caractéristique de l’écriture évangélique et réformée, est l’indice de l’amplification de la matière11. La première réécriture sur le plan chronologique est, quant à elle, d’obédience conservatrice. Publiée en 1535 avec l’assentiment de la Faculté de Théologie, la réponse à l’attaque formulée contre la messe est le fait de Jérôme d’Hangest, docteur en théologie connu pour être un « écorcheur de latin »12, et surnommé par ses contemporains le « marteau des héré- tiques »13 : Contre les tenebrions lumiere evangelicque14. 7 F. Higman, « De l’affaire des Placards aux nicodémites : le mouvement évangélique français sous François Ier », Lire et découvrir…, p. 623. Ce n’est cependant pas direc- tement cette première attaque, mais la « seconde affaire des Placards » du 13 janvier 1535 (dont l’auteur présumé serait aussi Antoine Marcourt), la distribution clandestine d’un traité réitérant les « blasphèmes et hérésies » contre le sacrement de l’autel, qui génèrera un cycle d’exécutions et l’interdiction d’impression dans le royaume. 8 R. Hari, « Les Placards de 1534 », Aspects de la propagande religieuse, éd. cit., p. 120- 121. 9 L’intégralité du texte des Placards de 1534, avec les variantes de l’édition Crespin, figure dans l’article de Robert Hari, p. 114-119. Le texte de l’affiche semble avoir existé également sous forme de « libelles », livrets de quelques feuillets, de même contenu (voir ibid., p. 113). 10 Voir ibid., p. 112-113. Les Placards de Guibray donneront lieu à une réfutation de la part des théologiens conservateurs : Brieve response aux quatre execrables Articles contre la Saincte Messe […] par René des Freuz, religieux de l’ordre de Sainct Benoist, Doc- teur en théologie à Paris, en 1561. 11 Voir I. Garnier-Mathez, L’Epithète et la connivence. Ecriture concertée chez les Evan- géliques français (1523-1534), Genève, Droz, THR 404, 2005, p. 337-339 (le souli- gnement est nôtre). 12 F. Higman, op. cit., p. 26. 13 M.-M. de La Garanderie, « La réponse catholique aux Placards de 1534. Le Contre les tenebrions de Jérôme d’Hangest, “marteau des hérétiques” », La Controverse religieuse (XVIe- XIXe siècles), Montpellier, 1980, I, fol. 1v. 14 Ouvrage publié à Paris, Guillaume de Bossozel, Jean Petit, 1535 (Paris, BN Rés. D 80052 ; Paris, SHP A 641 : c’est ce second état de la même édition que nous avons FAULSE PARODIE, VRAYE CONTROVERSE 59 Marie-Madeleine de La Garanderie a été la première à « considérer en lui-même » le texte de Jérôme d’Hangest en le versant « pour cette année climatérique de 1534, au dossier de la controverse religieuse »15. Sa réflexion, qui porte sur la « mentalité de son auteur »16, peut être prolon- gée dans une perspective générique et stylistique, avec un retour au texte source des Placards, pour une étude en miroir. Nous envisagerons le Contre les tenebrions uploads/Litterature/ placards-1535-xvi-2006.pdf

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