Camenae n°5 – novembre 2008 1 Jean-Marie FLAMAND PLOTIN : LE SOMMEIL DE L’ÂME E
Camenae n°5 – novembre 2008 1 Jean-Marie FLAMAND PLOTIN : LE SOMMEIL DE L’ÂME ET L’ÉVEIL À SOI-MÊME Au chapitre 8 de la Vie de Plotin, Porphyre décrit la manière très particulière de travailler qu’avait son maître1 : jamais Plotin ne supportait de relire ou de recopier une seconde fois ce qu’il avait écrit2, sa vue étant d’ailleurs trop faible pour le lui permettre. Il écrivait sans le moindre souci ni de calligraphie, ni d’orthographe, n’ayant égard qu’au sens3. Et le plus étonnant, sans doute, c’est la méthode qu’il pratiqua jusqu’à sa mort4 : il examinait entièrement son sujet « en son âme », du début jusqu’à la fin, et « confiant ensuite à l’écriture le résultat de cet examen, il écrivait avec une telle continuité ce qu’il avait composé dans son âme qu’il semblait copier d’après un livre ce qu’il écrivait »5. Que survînt un visiteur inattendu, Plotin s’entretenait avec lui tout en maintenant ininterrompu le cours de sa pensée ; puis il reprenait, après le départ de son interlocuteur, ce qu’il était en train d’écrire6. Une telle concentration intellectuelle, qui avait frappé tous ses proches, ne pouvait s’expliquer que par l’exceptionnelle présence de Plotin à la fois à lui-même et aux autres. C’est pourquoi Porphyre insiste sur la continuité de cette « attention à soi-même » qu’avait 1 Originaire de Tyr, Porphyre vint à Rome et suivit l’enseignement de Plotin entre 263 et 268. Sur les premières lignes du chap. 8 de la Vie de Plotin, voir l’étude critique et exégétique, d’une acribie inégalable, de Denis O’Brien, « Comment écrivait Plotin ? Étude sur la Vie de Plotin 8. 1-4 », dans Porphyre, La Vie de Plotin, I : Travaux préliminaires et index grec complet, par Luc Brisson [et alii], Paris, Vrin, 1982, p. 329-367 [ouvrage collectif désormais cité PVP I ; le volume suivant, Paris, Vrin, 1992, sera cité PVP II (voir infra, Bibliographie)]. 2 On a longtemps traduit ce passage comme si Porphyre avait voulu dire : « Plotin ne se relisait pas même une fois » (ainsi Bréhier, 1924 ; cf. les traductions antérieures : respicere : Ficin 1492, immutare Creuzer 1805). On peut en effet comprendre « relire » ou « recopier » selon qu’on lit metabaleîn (leçon de tous les manuscrits), ou metalabeîn (correction proposée par Dübner, 1850). Pour le détail de l’argumentation en faveur de la première lecture, celle que nous adoptons ici, voir D. O’Brien, « Comment écrivait Plotin ? », supra n. 1. 3 Sur les difficultés de lecture – et d’édition – qui ont été entraînées par cette méthode, voir M.-O. Goulet-Cazé, « L’arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin : III, L’édition porphyrienne des Ennéades. État de la question », PVP I, p. 282-283. 4 Porphyre, Vie de Plotin 8, 7 : je comprends les mots ákhri teleutês comme signifiant « jusqu’à sa mort ». Pour une autre interprétation, voir D. O’Brien, PVP II, « Notes », p. 238-240. 5 Porphyre, Vie de Plotin 8, 9-11 Henry-Schwyzer (trad. J. Pépin [et alii], PVP II, p. 149).. 6 Sur la cohérence qu’on doit, en principe, pouvoir attendre de cette méthode dans la composition des traités de Plotin, voir les remarques faites par A. Wolters, Plotinus. On Eros, Toronto, 1984, “introduction”, p. X : « The fact is that patient analysis of Plotinus’ writings generally reveals a clear logical structure, not only in the treatise as a whole, but also in very small details. It should be one of the main tasks of any commentary on Plotinus to make this clear ». Camenae n°5 – novembre 2008 2 son maître, affirmant qu’elle ne se réduisait que durant son sommeil ; mais, ajoute-t-il, sa frugalité lui permettait de repousser le besoin de sommeil : Il était donc présent tout à la fois à lui-même et aux autres, et cette attention qu’il portait à soi-même, il ne la relâchait jamais, si ce n’est dans son sommeil ; encore celui-ci était-il refoulé par le peu de nourriture – car souvent il ne touchait même pas au pain – et par sa conversion soutenue vers l’Intellect7. Il est difficile de dire si Plotin a réellement procédé de cette manière pour écrire tous ses traités, certains ayant un caractère très synthétique (comme le traité 30 [III, 8] : Sur la contemplation), tandis que d’autres sont consacrés à l’examen d’une question particulière (comme le traité 35 [II, 8] : Comment se fait-il que les objets vus de loin apparaissent petits ?). Du reste, l’on sait que le chiffre de cinquante-quatre traités est une création de Porphyre lui- même, que Plotin avait chargé d’éditer ses écrits, et qu’est assez arbitraire la répartition qu’il en a faite en six groupes de neuf traités ou Ennéades : il lui a fallu plusieurs fois user de découpages qui peuvent nous sembler bien artificiels pour aboutir, avec un grand « enthousiasme » néopythagoricien8, au produit du nombre parfait 6, produit du premier pair (2) et du premier impair (3), par le nombre 9 (carré du premier impair)9. Cela dit, tout ce que rapporte par ailleurs Porphyre dans la Vie de Plotin rend parfaitement vraisemblable que Plotin ait usé de cette manière d’écrire : le fait que son âme était continuellement tendue vers l’intellect et sa volonté de s’affranchir autant que possible des contraintes liées au corps devaient effectivement lui permettre de fixer sa réflexion sur une question donnée, d’en faire l’examen du début à la fin, et d’en trouver facilement l’expression en un discours philosophique, sans se laisser entraver par aucun obstacle. Un peu plus loin dans sa biographie, Porphyre confirme l’intensité de cette concentration intellectuelle dans son témoignage sur la manière qu’avait Plotin d’enseigner : « Dans ses cours, il s’exprimait savamment et avait un très grand talent pour trouver et élaborer les idées qu’il fallait, même s’il faisait certaines fautes d’expression […] ; quand il parlait se manifestait l’intellect, qui faisait briller sa lumière jusque sur son visage »10. Ce que Porphyre juge admirable dans la manière de procéder de Plotin, c’est sans aucun doute l’« attention à soi-même » (tén ge pròs heautòn prosokhèn), qui est d’abord essentiellement un acte ; et c’est aussi la continuité, le caractère ininterrompu de cet acte. On pourrait s’étonner que Porphyre décrive l’activité de 7 Porphyre, Vie de Plotin, 8, 20-23 (trad. J. Pépin [et alii], PVP II, p. 151). 8 É. Bréhier se montre sceptique devant cet « enthousiasme » qui s’explique en réalité par le « soigneux découpage des traités » réalisé par Porphyre (voir l’« Introduction » au premier volume de son édition de Plotin, Paris, 1924, p. XVII). Voir aussi M.- O. Goulet-Cazé, « L’arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin », PVP I, p. 304, n. 5. 9 Sur le travail d’éditeur de Plotin accompli par Porphyre, et sur sa refonte complète de l’ordre chronologique des traités de Plotin, voir M.-O. Goulet-Cazé, « L’arrière-plan scolaire de la Vie de Plotin », PVP I, p. 303-304 ; voir aussi L. Brisson et J.-F. Pradeau, Plotin. Traités 1-6, Paris, 2002, « Introduction », p. 15-17. 10 Porphyre, Vie de Plotin, 13, 1-7 (j’ai légèrement modifié la trad. de J. Pépin [et alii], PVP II, p. 155) ; voir également l’examen critique de cette biographie systématiquement mené par L. Brisson, « Plotin : une biographie », PVP II, p. 1-29 (commentaire sur ce passage, p. 22-23). Camenae n°5 – novembre 2008 3 son maître en disant qu’il donnait l’impression de copier d’après un livre ce qu’il écrivait, alors même qu’il ne supportait pas de recopier une seconde fois ses propres mots, tracés sans le moindre souci de leur aspect matériel. C’est que cette apparente « copie » faite par Plotin n’est nullement une réception passive : elle n’a rien à voir avec les phénomènes de création inspirée, dans lesquelles un artiste, musicien ou poète, prétend avoir reçu d’en-haut une œuvre qui lui aurait été dictée et qu’il lui aurait suffi de transcrire11. Active au plus haut point, la « copie » que faisait Plotin était celle d’un livre qu’en réalité il saisissait ou construisait intellectuellement : elle était « faite sur l’original qui se trouvait dans l’âme, ou dans l’intelligence, du philosophe »12. On peut le constater pleinement ici, la biographie écrite par Porphyre est bien destinée à montrer que, soit qu’il écrivît, soit qu’il fît cours, Plotin avait une âme entièrement tournée vers l’intellect13, ce qui, dans la théorie des vertus élaborée par Porphyre directement à partir de l’enseignement de Plotin, signifie que son maître était parvenu au niveau des vertus théorétiques ou contemplatives : aussi longtemps qu’il parvenait à la maintenir, cette activité faisait donc de lui un dieu 14. De toutes les activités humaines, la contemplation est sans doute celle qui peut s’exercer de la façon la plus continue : Aristote, qui a souligné ce point15, a aussi « discrètement, mais 11 L’un des plus beaux exemples littéraires de cette écriture inspirée est sans doute le poème écrit par Samuel Taylor Coleridge sous le titre Kubla Khan uploads/Litterature/ plotin-le-sommeil-de-l-x27-ame.pdf
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- Publié le Dec 02, 2022
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