LE MOT DE CAMBRONNE Par Michel Damiens Mars 2012 3 Un petit mot d’introduction
LE MOT DE CAMBRONNE Par Michel Damiens Mars 2012 3 Un petit mot d’introduction Le joli petit village de Plancenoit a conservé quelques maisons histo- riques. L’une d’elles, située sur l’un des côtés de l’église1, est une fer- mette qui existait en 1815. En 1993, elle appartenait à M. Achille Cas- tiaux, âgé de 72 ans à cette époque et qui y habitait depuis sa nais- sance. Georges Jacqmain a rencontré M. Castiaux en 19932. Mais trop préoccupé par le sujet de sa recherche – les boteresses liégeoises – l’éminent juriste n’a pas songé à lui demander pourquoi et depuis quand sa maison portait entre les deux plus grandes fenêtres de sa fa- çade l’inscription en fer forgé « Au mot de Cambronne ». Nous n’avons pu non plus obtenir de réponse à cette question, la maison étant inoc- cupée au moment où nous nous y sommes rendu. S’agit-il réellement du mot en cinq lettres que les dictionnaires donnent comme apparu dans le roman de Renart au XIIIe siècle ? Ou bien Cambronne a-t-il pro- noncé des mots plus dignes de figurer dans le Panthéon des paroles his- toriques ?... Quoique plutôt folklorique, voilà l’une des controverses qui fit le plus répandre d’encre par tous les auteurs mais qui démontre à merveille comment ils peuvent tordre les documents dans tous les sens pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas… Qu’a dit Cambronne quand les Anglais le sommèrent de se rendre au soir de la bataille de Waterloo ? A-t-il seulement dit quelque chose ? Et l’a-t-on seulement sommé de se rendre ? Les avis des auteurs divergent, c’est le moins qu’on puisse dire… 1 Au n°1, rue de la Culée. 2 G. Jacqmain – Les Boteresses liégeoises à la Butte du Lion de Waterloo (1826) ? – Braine-l’Alleud, J.- M. Collet, s.d. (2000). 4 Le général Cambronne après 1815 Le « mot » du grand Victor Sans doute est-ce Victor Hugo qui a donné à l’épisode sa plus épique in- terprétation : « Quelques carrés de la garde, immobiles dans le ruissellement de la déroute comme des rochers dans de l’eau qui coule tinrent jus- qu'à la nuit. La nuit venant, la mort aussi, ils attendirent cette ombre double, et, inébranlables, s’en 1aissèrent envelopper. Chaque régiment, isolé des autres et n’ayant plus de lien avec l’armée rompue de toutes parts, mourait pour son compte. Ils avaient pris position, pour faire cette dernière action, les uns sur les hauteurs de Rossomme, les autres dans la plaine de Mont- Saint-Jean, Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces carrés sombres agonisaient formidablement. Ulm, Wagram, Iéna, Friedland, mou- raient en eux. « Au crépuscule, vers neuf heures du soir, au bas du plateau de Mont-Saint-Jean, il en restait un. Dans ce vallon funeste, au pied de cette pente gravie par les cuirassiers, inondée maintenant par les masses anglaises, sous les feux convergents de l’artillerie en- 5 nemie victorieuse, sous une effroyable densité de projectiles, ce carré luttait. Il était commandé par un officier obscur nommé Cambronne. A chaque décharge, le carré diminuait, et ripostait. Il répliquait à la mitraille par la fusillade, rétrécissant continuelle- ment ses quatre murs. De loin les fuyards, s’arrêtant par moment essoufflés, écoutaient dans les ténèbres ce sombre tonnerre dé- croissant. « Quand cette légion ne fut plus qu’une poignée, quand leur dra- peau ne fut plus qu'une loque, quand leurs fusils épuisés de balles ne furent plus que des bâtons, quand le tas de cadavres fut plus grand que le groupe vivant, il y eut parmi les vainqueurs une sorte de terreur sacrée autour de ces mourants sublimes, et l’artillerie anglaise, reprenant haleine, fit silence. Ce fut une espèce de répit. Ces combattants avaient autour d’eux comme un fourmillement de spectres, des silhouettes d’hommes à cheval, le profil noir des ca- nons, le ciel blanc aperçu à travers les roues et les affûts ; la colos- sale tête de mort que les héros entrevoient toujours dans la fumée au fond de la bataille, s’avançait sur eux et les regardait. Ils purent entendre dans l’ombre crépusculaire qu’on chargeait les pièces, les mèches allumées pareilles à des yeux de tigre dans la nuit firent un cercle autour de leurs têtes, tous les boute-feu des batteries an- glaises s’approchèrent des canons, et alors, ému, tenant la minute suprême suspendue au-dessus de ces hommes, un général anglais, Colville selon les uns, Maitland selon les autres, leur cria : Braves Français, rendez vous ! Cambronne répondit : Merde !3 » Le grand Victor accompagne ce chapitre d’un commentaire qui vaut la peine d’être transcrit à son tour : « Le lecteur français voulant être respecté, le plus beau mot peut- être qu’un Français ait jamais dit ne peut lui être répété. Défense de déposer du sublime dans l’histoire. « A nos risques et périls, nous enfreignons cette défense. 3 Victor Hugo – Les Misérables – Verviers, Gérard, coll. Marabout géant n° 139, vol 1, s.d., p. 308-309. Commencé en 1843, soit un an après la mort de Cambronne mais publié en 1862. Est-il possible qu’Hugo ait recueilli le mot de la bouche même de Cambronne ? Les deux hommes ont certainement dû se rencontrer. 6 « Donc, parmi tous ces géants, il y eut un titan. Cambronne… L’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n’est pas Napo- léon en déroute, ce n’est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré à cinq, ce n’est pas Blücher qui ne s’est point battu ; l’homme qui a gagné la bataille de Waterloo, c’est Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre…4[5] » Même si, comme nous allons le dire, ce que nous raconte Hugo est tota- lement éloigné de la réalité, nous nous inclinons, comme chaque fois que nous le citons, devant le génie du grand poète. D’autres auteurs… moins heureux Marcel Dupont Hélas ! il est impossible d’en faire autant devant les pauvres moyens d’autres auteurs. D’abord, la légende telle qu’elle est contée 5 par un au- teur des années 1950, Marcel Dupont, inspirée sans doute par Hugo et amplifiée à l’infini avec aussi peu de talent qu’Hugo en avait infiniment : « Chaque bataillon est formé en triangle, la pointe tournée vers Rossomme6. «Les voici gravissant la pente de la Belle-Alliance, leur Golgotha. A pas lents, ils ont l'air de suivre un convoi funèbre. Les hommes fai- sant front à l’ennemi marchent à reculons7 en faisant feu et en re- chargeant leurs armes8. Ils trébuchent sur les cadavres, ils se heur- tent aux mourants. Les blessés, assemblés au centre des triangles, avancent en se soutenant les uns les autres et augmentent les dif- ficultés de la retraite, mais nul ne songe à les abandonner. Peu à peu les fantassins anglais se sont glissés entre les bataillons, ils les entourent et les séparent. Les triangles ne sont plus que quatre pe- 4 Id., pp. 309-310. 5 « Contée » est bien le mot. Nous ne résistons pas au plaisir de reproduire ce texte d’une haute envo- lée lyrique et patriotique. Mais nous nous ferons la joie de le truffer de commentaires « à chaud ». Comme nous le verrons, il n’y a pas un mot d’exact dans cet extrait… 6 C’est exactement l’inverse : la pointe doit être tournée vers l’ennemi si l’on veut que cette formation d’ailleurs peu orthodoxe, ait une chance d’être efficace. 7 Curieuse manière de suivre un convoi funèbre… 8 Il est rigoureusement impossible de recharger un fusil mod. 1777 en marchant. 7 tits paquets informes encerclés de toute part et où chaque balle touche son homme. Les artilleurs ennemis, poussant leurs pièces à bras, les suivent pas à pas, ne s’arrêtant que pour tirer et recharger à mitraille9. «Une nouvelle rafale déferle à soixante mètres et fait sauter l’armature de trois des bataillons. Les faces des triangles ne sont plus marquées que par des jonchées de morts et de blessés parmi lesquelles se dressent encore quelques braves debout, continuant à faire tête, la baïonnette croisée. Sur ces débris l’ennemi se préci- pite avec des hurlements de bête10. Un seul des bataillons a survé- cu, celui du 1er Chasseurs, aux ordres du brave Cambronne. Ils ne sont plus qu’une centaine. Pour boucher les trous causés par la dernière salve ils se sont aussitôt resserrés autour de leur général, ne formant plus qu’un petit cercle de fantômes dressés au milieu d’un vaste cimetière ayant rejeté tous ses morts11. O héroïsme! O grandeur! sainteté de l’état militaire où le guerrier est prêt à don- ner sa vie plutôt que de sacrifier l’honneur de ses armes. « Tête haute, les chasseurs font face à la mort. Cette mort, ils le savent, ne peut plus rien sauver de ce que fut l’armée impériale, elle sauvera du moins la réputation de la Vieille Garde. Devant tant de bravoure, l’ennemi lui-même s’arrête, haletant. Les dernières lueurs de cette effroyable journée éclairent d'un reflet sinistre cette poignée de héros isolés au milieu de trente mille vainqueurs. Un simple geste les disperserait dans le uploads/Litterature/ le-mot-de-cambronne.pdf
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- Publié le Jan 07, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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