L’ŒIL PANOPTIQUE : INTÉRIORISATION ET EXHIBITION DE LA NORME DANS LES ROMANS D’
L’ŒIL PANOPTIQUE : INTÉRIORISATION ET EXHIBITION DE LA NORME DANS LES ROMANS D’OCTAVE MIRBEAU1 L’œil panoptique, induit par certaines avancées techniques et omniprésent dans la réflexion esthétique du XIXe siècle, accompagne les mutations sociopolitiques de l’époque. Il en devient l’un des agents principaux dès lors qu’une réflexion le prenant pour objet le situe résolument dans la double perspective du projet de Jeremy Bentham, exposé dans son ouvrage Le Panoptique2, et de la lecture qu’en donne Michel Foucault3. Au-delà de l’analyse faisant de ce dispositif un instrument de dressage au service de la norme dominante, nous en rappellerons son corollaire, qui suppose, par le jeu de miroir des regards, le contrôle de la norme par ceux qui la subissent4. Nombreux sont les textes de Mirbeau qui mettent en scène des espaces pouvant être assimilés au système de Bentham dans ce qu’il a de plus coercitif, mais qui illustrent également ce retournement de la direction du regard, cet échange des rôles qui fait passer le principe panoptique de sa dimension d’« œil du pouvoir » à celle d’« œil du peuple5 ». Chez Mirbeau, cependant, ce jeu de contrôle réciproque, et en dépit du caractère émancipateur du regard du dominé sur le dominant, n’est pas à l’origine d’une quelconque garantie d’équité. Il est, au contraire, l’occasion pour l’auteur de souligner le caractère global du pouvoir et de la norme, qui fait de tout individu un être « déjà piégé » (Foucault), dont l’effort d’émancipation ne peut suivre les voies frayées par la rhétorique lumineuse de la téléologie socialiste. Nous émettons ainsi l’hypothèse qu’une lecture de l’œuvre, faite à l’aune de l’évolution des formes de domination que connaît le XIXe siècle – transformation mise à jour par les travaux de Foucault postulant la métamorphose de la « discipline-blocus » de l’Ancien Régime en une « discipline-mécanisme6 » issue du Panoptique – pourrait donner des arguments nouveaux à la thèse de la forme atypique que prend l’engagement de l’auteur dans ses textes de fiction. 1 Nous nous appuierons essentiellement, dans le cadre de cet article, sur trois romans (Le Jardin des supplices, 1899, Le Journal d’une femme de chambre, 1900 et Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, 1901) pour ne faire qu’évoquer en guise de conclusion La 628-E8 (1907) et Dingo (1913). Nous délaissons donc volontairement les œuvres dites autobiographiques (Le Calvaire, 1886, L’Abbé Jules, 1888 et Sébastien Roch, 1890) qui présentent pourtant la répression normative d’une manière exacerbée, à travers la description de l’éducation parentale et des institutions jésuitique et militaire. C’est cette trop grande évidence de leur critique qui les exclut justement des limites de notre propos. 2 Jeremy Bentham, Le Panoptique, Belfond, 1977. 3 Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, coll. TEL, 1975. Abrégé en SP dans la suite de l’article. 4 C’est l’idée de la transparence générale des pratiques sociales qui apparaît déjà ici. Notons cependant que l’accès à celle-ci ne concerne pas les prisonniers, qui en sont exclus de fait. Ce sont des tiers qui bénéficient de ce droit de regard sur l’institution pénitentiaire : « Il y aura d’ailleurs, des curieux, des voyageurs, les amis ou des parents des prisonniers, des connaissances de l’inspecteur et des autres officiers de la prison qui, tous animés de motifs différents, viendront ajouter à la force du principe salutaire de l’inspection, et surveilleront les chefs comme les chefs surveillent tous leurs subalternes. Ce grand comité du public perfectionnera tous les établissements qui seront soumis à sa vigilance et à sa pénétration. », Jeremy Bentham, Panoptique, Notes et postface de Christian Laval, Mille et une nuits, 2002, pp. 15-16. Christian Laval commente ce principe, dans un autre texte, en expliquant que « [s]i l’agent du pouvoir doit tout voir, il doit être vu totalement. Dans un sens, chacun des sujets doit pouvoir être parfaitement identifié, dénommé, marqué comme individu […]. Dans l’autre sens, chacun des agents du pouvoir doit être à son tour fixé dans un réceptacle […], soumis au regard et offert à la critique du peuple. », in Jeremy Bentham. Le pouvoir des fictions, PUF, 1994, p. 104. 5 C’est ainsi que Christian Laval définit la caractéristique propre du principe panoptique. « De l’utilité du panoptique », postface au Panoptique, op. cit., p. 64. 6 La première est « toute tournée vers des fonctions négatives », tandis que la seconde est « un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace […] », Michel Foucault, SP, p. 244. Reconnu par tous les commentateurs de son œuvre comme un critique inlassable des divers corps constitués, Mirbeau use cependant, pour parvenir à son but, de procédés variés. Selon que l’on s’attarde sur les textes ouvertement polémiques ou sur la production fictionnelle, la représentation des forces qui oppriment l’individu sera plus ou moins ostensible. Si une part de l’œuvre est réservée à la critique dogmatique, via la presse et la tonalité pamphlétaire des articles qui y paraissent, les récits permettent, quant à eux, de modaliser l’expression de cette contestation, et, paradoxalement, d’en étendre la portée polémique et l’efficace en interrogeant la complexité des modalités du pouvoir. Toute domination est, en effet, l’expression d’une norme, mais ce qu’inaugure la société du XIXe siècle, c’est un modèle normatif généralisé qui traverse le corps social, « un moyen de surveillance perpétuelle sur la population7 », qui trouve son origine dans la prison panoptique. Espaces romanesques, espaces panoptiques : représentations du pouvoir La forme des textes de Mirbeau présente, par le biais d’une architectonique récurrente, une réelle proximité avec certaines règles formelles de la prison idéale imaginée et décrite par Bentham, composée d’espaces hiérarchisés permettant le contrôle d’un centre sur la périphérie. Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, qui décrivent le séjour d’un personnage dans une ville de cure, font de celle-ci un archétype de l’espace panoptique dans lequel les lieux sont organisés de telle manière qu’ils dépendent les uns des autres. Le chapitre III décrit, dans une analepse provoquée par la rencontre du docteur Triceps, vieille connaissance du narrateur, l’asile dans lequel le médecin officiait et qu’il avait fait visiter à son ami : La cour est fermée quadrangulairement, par de hauts bâtiments noirs, percés de fenêtres qui semblent, elles aussi, vous regarder avec des regards de fous.8 Nous traversons des cours et des cours et des cloîtres tout blancs, et nous arrivons sur une sorte de terrasse […]. De là, on découvre tout le tragique paysage de murs noirs, de fenêtres louches, de jours grillés, de verdures grisâtres, tout ce paysage d’effroi social […].9 Rétrospectivement, le lecteur se souvient alors des pages qui ouvrent le roman, et dans lesquelles l’allure des montagnes anticipait la clôture de l’asile, faisant de l’espace du roman un espace concentrique et mimétique, où les lieux se répondent en échos, s’incluent les uns dans les autres, sans qu’il devienne possible de discerner la nature exacte du lieu fréquenté. « [L]a montagne haute et sombre10 » qui cerne le narrateur dans la ville de cure n’est que la version naturelle des « murs hauts et noirs » de l’asile. La description de la ville d’eaux avouait le caractère uniformisant des différents endroits que présente le roman, espaces qui dupliquent le modèle architectural unique qu’est la prison ou l’asile. Ainsi, dans la ville de cure, « […] il n’y a que des hôtels… soixante- quinze hôtels, énormes constructions, semblables à des casernes et à des asiles d’aliénés11 ». Les toponymes participent de cette confusion généralisée, puisque le lieu de villégiature choisi par le narrateur s’appelle X (Mirbeau démarque en fait Luchon), anonymat identique à celui de la ville dans laquelle le narrateur a visité l’asile (« Ah ! ce voyage que je fis à X… pour des affaires de famille ! Comme il y a longtemps déjà12 ! »). L’homologie généralisée incarne le fantasme de la société carcérale qui émerge alors, et que Foucault repèrera dans les mêmes termes que Mirbeau : « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons 13 ? » 7 Ibid., p. 287. 8 O. Mirbeau, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, 10/18, 1977, p. 68. 9 Ibid., p. 75. 10.Ibid., p. 42. 11 Idem. 12 Ibid., p. 65 13 M. Foucault, SP, p. 229. Le schème de l’ingestion est une variante de l’espace coercitif. Le jardin des supplices, lieu éponyme du roman de 1899 suppose, pour que le visiteur y accède, une ingestion métaphorisée. Des couloirs obscurs de la prison (véritable œsophage) au “ventre” que constitue le jardin, tout concourt à l’analogie organique. De même que l’estomac se situe au centre du corps, enfermé dans une triple enveloppe squelettique, musculaire et charnelle, de même qu’il possède une végétation pariétale composée de cellules productrices des sucs gastriques, le jardin « occupe au centre de la prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs dont on ne voit plus la pierre que couvre un épais revêtement d’arbustes sarmentaux et de plantes grimpantes 14 ». L’immeuble uploads/Litterature/ arnaud-vareille-l-x27-oeil-panoptique-la-norme-dans-les-romans-d-x27-octave-mirbeau.pdf
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- Publié le Apv 07, 2021
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