Genesis Manuscrits – Recherche – Invention 46 | 2018 Entre les langues Plurilin
Genesis Manuscrits – Recherche – Invention 46 | 2018 Entre les langues Plurilinguisme littéraire : de la théorie à la genèse Olga Anokhina et Emilio Sciarrino Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/genesis/2554 DOI : 10.4000/genesis.2554 ISSN : 2268-1590 Éditeur : Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique littéraire et scientifique (SIGALES) Édition imprimée Date de publication : 4 juin 2018 Pagination : 11-34 ISBN : 979-10-231-0604-6 ISSN : 1167-5101 Référence électronique Olga Anokhina et Emilio Sciarrino, « Plurilinguisme littéraire : de la théorie à la genèse », Genesis [En ligne], 46 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 06 septembre 2019. URL : http:// journals.openedition.org/genesis/2554 ; DOI : 10.4000/genesis.2554 Tous droits réservés E N J E U X 11 Genesis 46, 2018 Plurilinguisme littéraire : de la théorie à la genèse Olga Anokhina et Emilio Sciarrino D epuis les dernières décennies, les chercheurs s’intéressent de plus près aux enjeux du plurilinguisme dans plusieurs domaines scientifiques. Cependant, rares sont les recherches qui interrogent le lien entre le plurilinguisme et la créativité dans le domaine de l’écrit. Pourtant, à la suite de mouvements migratoires toujours croissants depuis le siècle dernier, de nombreux écrivains plurilingues ont émergé dans différents états européens (en France, en Allemagne, en Grèce, en Italie, en Belgique, dans les pays nordiques ou encore dans les pays de l’ex-Union soviétique, etc.). Un certain nombre de ces écrivains qui créent dans la langue de leur pays d’adoption ont bénéficié d’une reconnaissance par la critique, par le grand public et par ce qu’on peut appeler l’establishment culturel. Ainsi, de nombreux écrivains qui ont adopté l’allemand pour leur écriture ont reçu des prix très prestigieux en Allemagne 1. La France a également distingué plusieurs écrivains d’origine étrangère, dont les cas les plus connus sont sans doute François Cheng et Andréï Makine, tous les deux lauréats de nombreux prix littéraires et élus à l’Académie française 2. Or, ces écrivains pleinement reconnus par leur pays d’adoption ne représentent que la pointe visible de l’iceberg, car le nombre important des auteurs qui vivent et écrivent entre les langues 3 remet en cause l’idée selon laquelle il s’agirait d’un phénomène marginal ou exceptionnel. Par ailleurs, il convient de rappeler que le plurilinguisme littéraire n’est pas un fait nouveau qui se limiterait aux XXe et XXIe siècles. Au contraire, il représente une tradition prégnante dans les littératures occidentales depuis le Moyen Âge, comme l’a montré Leonard Forster dans son essai pionnier 4. Mais les premières manifestations de l’écriture plurilingue sont encore plus anciennes et remontent à l’Antiquité. On peut citer évidemment la célèbre pierre de Rosette (196 avant J.-C) qui présente – sur le même support – trois versions d’un même texte : égyptien en hiéroglyphes, égyptien démotique et alphabet grec. De nombreux documents de l’Antiquité tardive témoignent également de la coexistence de plusieurs langues au sein 1. Dirk Weissmann, « Von Özdamar zu Petrowskaja und weiter. Interkulturelle Literatur und Literaturpreise im deutschsprachigen Raum unter besonderer Berücksichtigung des Ingeborg Bachmann-Preises », Études Germaniques, n° 287, Éditions Klincksieck, 2017, p. 337-352. 2. Cette reconnaissance ne fait que confirmer un phénomène existant : faut-il rappeler que des écrivains français reconnus comme Henri Troyat ou Romain Gary sont d’origine étrangère également. On peut aussi mentionner la vague d’émigration des artistes lors de la guerre civile en Espagne ou celle des écrivains latino-américains qui se sont installés dans la ville qu’ils considéraient comme la capitale culturelle du monde – Paris – au moment de l’installation des régimes dictatoriaux dans leurs pays d’origine. 3. Olga Anokhina et Alain Ausoni (dir.), Vivre entre les langues, écrire en français, Paris, Éditions des archives contemporaines, coll. « Multilinguisme, traduction, création », 2018 (à paraître). 4. Leonard Forster, The Poet’s Tongues: Multilingualism in Literature, Otago-Cambridge, Cambridge University Press-University of Otago Press, 1970. Voir aussi la synthèse de A. Knauth, « Literary Multilingualism I: General Outlines and Western World », dans M. Seligmann-Silva et al. (dir.), Comparative literature: sharing knowledges for preserving cultural diversity, Oxford, Eolss Publishers : < http://www.eolss.net/ebooks/sample%20chapters/c04/ e6-87-07-05.pdf > (consulté en décembre 2017). Genesis 46.indb 11 28/05/2018 13:00 G E N E S I S 12 des documents écrits de différentes natures (juridique, littéraire, correspondance) 5. La poésie arabo-andalouse (Xe-XIIIe siècles) 6, tout comme la poésie provençale (Xe-XIIe siècles) 7 ou la poésie médiévale basque (XVe et XVIe siècles) 8 sont autant d’exemples du plurilinguisme qui trouvent leur manifestation dans la production littéraire européenne. Sur un autre continent et dans une culture très différente, on constate des phénomènes de plurilinguisme dans les écrits du peuple maya et notamment dans le document appelé le Codex de Madrid (el Códice de Madrid). Les chercheurs ont pu y identifier le mélange des langues mayas (englobées sous le nom de yucatèque) avec la famille de langues cholanes 9. Nombreux sont les chefs-d’œuvre de la littérature européenne qui font du plurilinguisme un des principes essentiels de leur poétique : pensons à Dante ou encore à Joyce, pour ne citer que deux exemples célèbres. Aux grands classiques plurilingues consacrés par la critique on pourra ajouter également le vaste domaine de la littérature postcoloniale 10 ; le corpus des écrivains migrants 11 et « exilés » ; l’ensemble, assez peu représenté en France, mais important dans d’autres pays, des écrivains utilisant un dialecte 12 ; ou encore tous les auteurs qui retranscrivent dans leurs œuvres des situations de bilinguisme ou de diglossie 13 ; sans compter enfin les écrivains polyglottes qui, pour d’innombrables raisons, y compris des choix 5. Voir le cycle de conférences en ligne de Jean-Luc Fournet au Collège de France : Jean-Luc Fournet, Multilinguisme et multiculturalisme dans l’Égypte de l’Antiquité tardive, cours au Collège de France en 2016 et 2017 : < http:// www.college-de-france.fr/site/jean-luc-fournet/index.htm > (consulté en décembre 2017). 6. Alexandre Koudéline, « La poésie strophique arabo-hispanique : le cas particulier du multilinguisme médiéval », dans Olga Anokhina, Natalia Vélikanova et al. (dir.), Multilinguisme et genèse des textes, Moscou, Nauka, 2010, p. 24-31. L’auteur attire notre attention sur le fait que la connaissance de plusieurs langues n’était pas à cette époque le privilège d’un cercle restreint des savants et qu’une partie importante de population andalouse était bilingue voire trilingue. 7. À ce sujet, voir l’article de Rainier Grutman, « Le système triplement bilingue de la lyrique occitane », dans Revues des langues romanes, n° 2, tome XCVIII, 1994, p. 465-475. Un exemple remarquable d’écriture plurilingue est le poème « eras quan vey verdeyar » de Raimbaut de Vaqueiras composé en cinq langues : occitan, français, italien, gascon, gallicien. 8. « Canción medieval vasca » dans Francisco Sensio Barbieri, Cancionero musical de los siglos XV y XVI, Madrid, Academia de Bellas Artes de san Fernando, 1890, Jesús María De Leizaola, Estudios Sobre La Poesía Vasca, Buenos Aires, 1951, p. 27. 9. Alfonso Lacadena, « Bilingüismo en el Códice de Madrid », Los Investigadores de la Cultura Maya, México, Publicaciones de la Universidad Autónoma de Campeche, n° 5, 1997, p. 184-204 et Victoria Bricker, « Bilingualism in the Maya Codices and the Books of Chilam Balam », Language and Dialect Variation in the Maya Hieroglyphic Script, edited by Gabrielle Vail and Martha J. Macri. Special Issue of Written Language and Literacy, volume 3, n° 1, Tulane University, John Benjamins Publishing Company, 2000, p. 77-115. 10. Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Empire writes back. Theory and Practice in Post-colonial Literatures, London, Routledge, 1989. 11. En ce qui concerne le domaine de langue française, voir Ursula Mathis Moser et Birgit Mertz-Baumgartner (dir.), Passages et ancrages en France. Dictionnaire des écrivains migrants de langue française (1981-2011), Paris, Honoré Champion, 2012, 965 p. 12. C’est le cas de nombreux écrivains italiens, de Pier Paolo Pasolini à Stefano D’Arrigo en passant par Carlo Emilio Gadda. 13. La diglossie indique la coexistence chez un même locuteur et sur le même territoire de deux langues qui ont une utilisation différenciée liée à un contexte social de domination d’une langue sur une autre. Henri Giordan et Alain Ricard (dir.), Diglossie et littérature, Bordeaux, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1976 ; voir aussi à propos de l’usage du terme « diglossie », Myriam Suchet, Outils pour une traduction postcoloniale, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 43. Genesis 46.indb 12 28/05/2018 13:00 E N J E U X P L U R I L I N G U I S M E L I T T É R A I R E : D E L A T H É O R I E À L A G E N È S E 13 personnels, ont fait de la diversité des langues un de leurs principes créateurs 14. Enfin, cette liste déjà longue comprend aussi les nombreux cas d’écrivains qui, étant considérés à tort comme monolingues, ont en fait employé différentes langues dans leur processus créatif : nous en verrons plus loin quelques exemples. Un autre domaine de recherche reste pratiquement inexploré à ce jour : l’étude des artistes plurilingues (peintres 15, musiciens, plasticiens, photographes, cinéastes…) et de l’impact que uploads/Litterature/ plurilinguisme-litteraire.pdf
Documents similaires










-
48
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.4663MB