INTRODUCTION L’ÉQUATION DE L’AUTEUR L’histoire de l’auteur a été établie avec f

INTRODUCTION L’ÉQUATION DE L’AUTEUR L’histoire de l’auteur a été établie avec fnesse et clarté depuis plusieurs années désormais par un ensemble d’analyses qui fournissent un socle solide. La notion même d’auteur a été maintes fois décryptée et dépliée selon ses diférents sens – un statut social qui se consolide dans le champ littéraire, un droit moral et un droit patrimonial qui rend possible une rétribution fnancière de la création, une fgure imaginaire qui surplombe le livre, un outil interprétatif. Pourtant, cette histoire ne cesse d’être reprise et commentée comme s’il restait toujours du jeu dans l’appré- hension de cette notion, un défaut d’articulation entre l’analyse critique et notre perception de l’auteur. S’afronter à « l’équation de l’auteur » conduit dès lors à prendre le chemin de cette incertitude et à interroger à nouveau « la relation conditionnelle » qui unit un homme et une œuvre 1 : en efet cette équation, résolue diféremment selon son contexte historique et selon l’approche disciplinaire engagée, se présente par nature comme un problème frappé d’instabilité et toujours à vérifer. Se pose d’emblée la question de l’émergence historique de l’auteur, question corrélative de l’institution de la littérature comme une entité à l’écart des autres discours : Michel Foucault a ouvert cette réfexion dans sa conférence qui a fait date, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », en dressant les grandes lignes de l’histoire de la notion d’auteur. « Caractéristique du mode d’existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une société », l’auteur a perdu alors son caractère d’évidence et son atemporalité. Cette analyse esquisse une première périodisation de la notion en redéfnissant l’auteur comme une « fonc- tion » : celle-ci s’exerce sur les textes littéraires dans un cadre culturel, juridique et 1. Jérôme ROGER, « L’équation de l’auteur », Brigitte LOUICHON, Jérôme ROGER (dir.), L’Auteur entre biographie et mythographie, Modernités n° 18, colloque du 20 et 21 mars 2002 à l’IUFM et à l’université de Bordeaux 3, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2002, p. 15. [« Fictions en quête d’auteur », Charline Pluvinet] [ISBN 978-2-7535-2009-7 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] 8 FICTIONS EN QUÊTE D’AUTEUR social particulier qui se met en place au xviie siècle et perdure jusqu’à nos jours 2. L’auteur est une notion prégnante dans notre perception de la littérature, de notre siècle mais aussi des siècles passés, de sorte que nous devons toujours la remettre à l’épreuve de l’histoire pour en redessiner les limites : l’historicité de cette notion semble acquise mais ses origines ne laissent pas d’être interrogées par des travaux où l’auteur est confronté de nouveau aux périodes de son inexistence supposée, en Grèce ancienne, à l’époque latine impériale 3 ou au Moyen Âge 4. Cette incertitude des frontières se rejoue également à l’autre extrémité de la périodisation, à l’époque contemporaine. En efet, M. Foucault suggérait dans sa conférence de 1969 que la critique était en train de se dégager de la primauté absolue de la fonction-auteur, en « trait[ant] les œuvres selon leur genre et leur type, d’après les éléments récurrents qui y fgurent, selon leurs variations propres autour d’un invariant qui n’est plus le créateur individuel 5 ». Le philosophe écri- vait en efet dans le sillage de la nouvelle critique et de Roland Barthes qui avait annoncé l’année précédente « la mort de l’auteur 6 », opposant l’analyse « interne » des œuvres à l’histoire littéraire dominante. Cependant, de cette remise en cause de l’auteur, dans la seconde partie du XXe siècle, que l’on a voulu enfermer dans le passé, est née une vingtaine d’années plus tard une attention renouvelée et aiguisée pour cette question : la pertinence de l’auteur dans l’interprétation, les modalités de sa présence dans l’œuvre, sa persistance indéfectible dans le champ littéraire et dans notre imaginaire sont autant de problèmes qui subsistent après la disparition d’une certaine idée de l’auteur et qui sont réinvestis par la théorie littéraire, les études sociocritiques, qui entendent sortir de l’immanence du texte littéraire, ou l’analyse de discours qui se donne de nouveaux moyens pour repenser l’inscription de l’auteur dans son texte. 2. Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, 1969, repris dans Dits et écrits, tome I (1954-1975), Paris, Gallimard, 2001, p. 798-800. 3. Par exemple, dans les articles de Jesper SVENBRO (« La notion d’auteur en Grèce ancienne ») et de Jean-Pierre NÉRAUDAU (« Ovide ou la difculté d’être un auteur : réfexions sur les Tristes et les Pontiques ») ; Gabrielle CHAMARAT, Alain GOULET, (dir.), L’Auteur, Colloque de Cerisy- la-Salle du 4-8 octobre 1995, Caen, Presses universitaires de Caen, 1996, p. 15-26 et p. 27-36. 4. Par exemple, Fabienne POMEL, « La Fonction-auteur dans le Roman de la Rose de Jean de Meun : le double jeu de la consécration et de l’esquive », Nicole JACQUES-LEFÈVRE (dir.), Une histoire de la « fonction-auteur » est-elle possible ? actes du colloque organisé par le Centre de recherche LiDiSa et l’équipe de recherche SEMA, 11-13 mai 2000, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2001, p. 89-106. 5. Michel FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », art. cit., p. 800. 6. Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, tome II, Paris, Le Seuil, 1994 [revue Mantéia 1968]. [« Fictions en quête d’auteur », Charline Pluvinet] [ISBN 978-2-7535-2009-7 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] INTRODUCTION 9 En outre, les formes référentielles (autobiographie, mémoires, journal intime, biographie, témoignage) pour lesquelles il est peu pertinent de rompre le lien entre l’œuvre et son contexte font l’objet d’analyses approfondies : elles interrogent d’une part les modes de construction et les procédés employés pour former une certaine image de l’auteur et d’autre part le goût indéniable des lecteurs pour ces œuvres qui donnent l’impression de dévoiler une intimité 7. En efet, le succès ininterrompu de ces genres référentiels est le signe que l’écrivain continue de nous fasciner comme un « fantasme 8 » malgré la perte de son « sacre » à la fn de l’époque romantique, malgré les mises en garde de la critique et le refus d’un certain nombre d’auteurs du XXe siècle d’alimenter leur propre médiatisation (tels Maurice Blanchot ou Tomas Pynchon). Si l’on considère d’autre part le statut de l’auteur dans la société, de nouvelles ambiguïtés surgissent. La sociologie de la littérature a montré que l’âge classique a vu la « naissance de l’écrivain » au sein d’un premier champ littéraire lorsqu’écrire devient une « fonction sociale 9 ». Il faut attendre cependant le XIXe siècle pour que s’achève l’autonomisation du champ, comme l’analyse Pierre Bourdieu dans Les Règles de l’art, et que l’auteur acquière une reconnaissance publique. Cette évolution repose en outre sur la constitution progressive du droit d’auteur au fl d’une longue lutte juridique amorcée au XVIIe siècle : la reconnaissance de ce droit permet en efet que le statut social de l’auteur se professionnalise puisqu’il peut faire valoir son travail, l’œuvre littéraire, dans le système économique et en tirer une rémunération. Dès lors, l’auteur occupe une place centrale dans la difusion des œuvres : sa biographie et ses propos deviennent un sujet d’intérêt tandis que, dans les marges du livre, l’auteur se dote d’un corps (d’abord par une représenta- tion picturale puis, dès la fn du XIXe siècle, par la photographie) puis d’une voix grâce aux entretiens radiophoniques ou télévisés. Cette situation masque pourtant l’inadéquation qui existe entre le rôle symbo- lique joué par l’auteur, comme incarnation de son œuvre, et ses conditions de vie 7. En ce qui concerne les études françaises, nous pouvons citer, entre autres, les travaux de Philippe LEJEUNE (Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1975), de Philippe FOREST (Le Roman, le réel, Nantes, Cécile Defaut, 2007), de Daniel Madelénat (La Biographie, Paris, PUF, coll. « Littératures modernes », 1984), de Frédéric REGARD (La Biographie littéraire en Angleterre, XVIIe-XXe siècles. Confgurations, reconfgurations du soi artistique (dir.), Équipe SEMA, Saint-Étienne, université de Saint-Étienne, 1999), de Martine BOYER-WEINMANN (La Relation biographique. Enjeux contemporains, Seyssel, Champ Vallon, 2005). 8. Jean-Claude BONNET, « Le fantasme de l’écrivain », Poétique, « Le biographique », n° 63, septembre 1985, p. 260. 9. Alain VIALA, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1985, p. 293. [« Fictions en quête d’auteur », Charline Pluvinet] [ISBN 978-2-7535-2009-7 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr] 10 FICTIONS EN QUÊTE D’AUTEUR souvent difciles. Gisèle Sapiro et Boris Gobille exposent ainsi les « résistances » auxquelles s’afrontent en France depuis plus d’un siècle « les tentatives d’organi- sation professionnelle du métier d’écrivain » si bien que « sa représentation comme une activité individualiste et désintéressée » se perpétue malgré tout 10. De son côté, Bernard Lahire a étudié « la condition littéraire » des écrivains contemporains qui parviennent rarement à vivre de leur plume, même si leur statut juridique est désormais solide, et doivent mener une « double vie » professionnelle au risque de perdre leur identité d’écrivain 11. uploads/Litterature/ pluvinet-charline-l-x27-equation-de-l-x27-auteur.pdf

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