1 MICHEL CUYPERS POUR UNE EXÉGÈSE CONTEXTUELLE DU CORAN Une revendication majeu
1 MICHEL CUYPERS POUR UNE EXÉGÈSE CONTEXTUELLE DU CORAN Une revendication majeure des intellectuels musulmans soucieux de réconcilier le monde musulman avec la modernité, est celle d’une nouvelle exégèse du Coran qui puisse surmonter aussi bien les impasses de l’exégèse traditionnelle que celles des exégèses idéologiques contemporaines. Un telle exégèse se doit d’être la plus objective et scientifique possible, fondée sur les méthodes modernes d’analyse linguistique et littéraire des textes, celles-là mêmes qui ont donné des résultats si spectaculaires dans l’exégèse biblique. Cette revendication, certes justifiée, n’est pas exempte de paradoxe : depuis un siècle et demi, innombrables sont en effet les études savantes consacrées au Coran, dans la perspective de la critique historique moderne, offrant un éventail énorme d’éléments pour une telle exégèse. On peut en trouver la somme dans les deux éditions de l’Encyclopédie de l’Islam et dans la récente Encyclopaedia of the Qur’ân1. Il y a là une moisson considérable d’observations, d’analyses et d’interprétations, propres à donner vie à une nouvelle exégèse du Coran. Malgré cela, le sentiment demeure qu’une exégèse moderne du Coran n’est pas encore née. Pourquoi ? Une première raison tient au fait que ces études occidentales portent sur des points particuliers du texte (tel mot du vocabulaire, telles formes stylistiques, tel personnage prophétique, etc.) ou, au contraire, sur des aspects généraux ou transversaux (les genres littéraires, la métaphore dans le Coran, les grands thèmes du Coran, etc.) : elles n’envisagent que rarement l’exégèse suivie d’une sourate, et jamais, à notre connaissance, du livre entier. Ces études ne ressemblent donc en rien aux commentaires (tafâsîr) traditionnels qui recouvrent tout ou partie du Coran, en suivant le texte, de manière continue. Les éléments d’interprétation sont là, mais ils n’ont pas été réunis dans une exégèse complète du texte. Une autre raison provient du fait que ce travail scientifique s’est développé très majoritairement en Occident, et par des non-musulmans : d’où une certaine suspicion (compréhensible, et parfois justifiée) à son égard, de la part des musulmans. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du siècle dernier que certains intellectuels musulmans, formés aux disciplines universitaires occidentales, se sont progressivement joints à la cohorte des savants occidentaux. Mais jusqu’à présent, ce vaste savoir n’a guère encore pénétré les grandes institutions islamiques traditionnelles, telles que l’Université al-Azhar, au Caire. Les réticences des savants musulmans à l’égard d’une exégèse scientifique sont, on le sait, d’ordre théologique : comment peut-on soumettre une Parole, considérée par la tradition islamique comme purement divine, à l’investigation des sciences humaines, qui, par définition, n’ont pour objet que les réalités humaines ? Aussi bien, nombre d’intellectuels musulmans ouverts abordent-ils cette question, comme préalable à toute recherche exégétique moderne2. Elle avait déjà fait l’objet de débats dramatiques à l’époque du mu‘tazilisme (IIIe/IXe siècle) qui défendait l’idée d’un Coran créé, contre la position bientôt triomphante défendant celle du Coran incréé. Elle resurgit inévitablement aujourd’hui, alors que l’étude scientifique du Coran en souligne toujours davantage le côté humain, l’insérant dans le concert des grandes œuvres de la littérature sacrée de l’humanité. La réponse à cette question ne peut être 1 Encyclopaedia of the Qur’ân, éd. J. D. McAuliffe, Leiden/Boston/Köln, Brill, 2001-2006. 2 Voir, par exemple, les deux premiers chapitres de l’ouvrage de Nasr Abou Zeid, Critique du discours religieux, Sindbad-Actes Sud, 1999. 2 donnée que par les théologiens et les penseurs musulmans. Mais on ne voit pas qu’elle puisse avoir d’autre issue qu’une reconnaissance de la part humaine de la révélation coranique, comme de toute révélation utilisant le langage humain. Quoiqu’il en soit, la recherche scientifique ne peut attendre que soit acceptée par l’ensemble des musulmans une nouvelle conception théologique de la révélation coranique. A vrai dire, c’est la solidité même de l’étude scientifique du texte coranique qui rendra inévitables les déplacements théologiques, de manière analogue à ce qui s’est passé dans la pensée chrétienne moderne : l’exégèse scientifique de la Bible a en effet été à l’origine d’une évolution et d’un approfondissement considérables de la théologie de la révélation, comme de la théologie toute entière. Le titre de cet article annonce une approche « contextuelle » de l’exégèse coranique. Le dictionnaire Robert distingue deux sens du mot « contexte » : 1- Ensemble du texte qui entoure une phrase, une expression citée, et dont dépend sa signification précise ; 2- Par extension (à partir du XIXe s.), ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait donné. Nous jouerons sur les deux sens du mot, tout en privilégiant le premier, entendu comme contexte littéraire immédiat d’un verset ou d’un groupe de versets (soit leur contexte intratextuel, intérieur au Coran) ou comme contexte intertextuel quand le texte coranique révèle des points de contact avec d’autres textes, antérieurs (Bible et littérature para-biblique). Nous nous interrogerons sur la valeur du contexte historique (selon le deuxième sens du mot) avec lequel l’exégèse islamique traditionnelle met les versets en relation (les asbâb al-nuzûl, « circonstances de la révélation »), et également sur celle du contexte chronologique et logique que leur attribue la critique historique moderne. Nous espérons enfin montrer que le détour par le contexte littéraire, par le moyen de la méthode de l’analyse rhétorique, permet d’aboutir à une actualisation du texte coranique, dans le cadre des revendications de la modernité, notamment la liberté individuelle et le convivium pacifique avec « l’autre », dans sa différence religieuse. Nous nous appuyons dans cet article sur nos travaux antérieurs d’analyse de texte, portant sur une trentaine de sourates. La plupart sont des sourates brèves, du début (la Fâtiha) ou de la fin du Coran (sourates 81 à 114), mais aussi quelques sourates de longueur moyenne, comme les sourates 74 (« Celui qui est couvert d’un manteau »), 55 (« Al-Rahmân ») et 12 (« Joseph »), et enfin une sourate longue, la sourate 5 (« La table servie »), analysée en détail dans notre étude, parue récemment, Le Festin, une lecture de la sourate al-Mâ’ida3. De l’urgence d’une exégèse coranique contextuelle Une caractéristique constante de l’exégèse traditionnelle du Coran, est ce que le savant pakistanais Mustansir Mir a appelé son caractère « linéaire-atomiste »4 : les versets sont commentés les uns après les autres, de manière isolée, sans aucune considération de leur contexte littéraire immédiat ; tout au plus, certains commentateurs (comme Fakhr al-Dîn al-Râzî, m. 1209) essaient-ils de lier un verset au verset précédent, par simple concaténation, ou encore, d’éclairer un verset par un 3 M. Cuypers, Le Festin. Une lecture de la sourate al-Mâ’ida, Lethielleux, Rhétorique sémitique 3, Paris, 2007. On trouvera notre bibliographie complète concernant l’analyse rhétorique du Coran en fin de cet ouvrage, ainsi que sur le site www.ideo-cairo.org. 4 « The sûra as a unity. A twentieth century development in Qur’ân exegesis », dans Approaches to the Qur’ān, éd. G.R. Hawting et A.-K. A. Shareef, London/New York, Routledge, 1993, p. 219. 3 autre, pris ailleurs dans le Coran. Cette exégèse « atomiste » est allée de pair, dès l’origine, avec une explication des versets par les « circonstances de la révélation ». Le commentaire par le contexte historique (deuxième sens du mot) remplace celui par le contexte littéraire (premier sens du mot) : on cherche la signification d’un verset en le rattachant à tel ou tel événement de la vie du Prophète ou de la communauté musulmane naissante. La chose peut être tenue pour légitime, lorsque, dans le texte lui-même, se lit une allusion claire à tel ou tel événement. Si l’unanimité des commentaires situe la proclamation solennelle du verset 3 de la sourate 5 (al-Mâ’ida, « La Table dressée ») : « Aujourd’hui, j’ai parachevé pour vous votre religion... », dans le cadre du pèlerinage d’adieu du Prophète, cette « circonstance » est appuyée par les allusions, aux versets 1 et 2, à « la Maison » ou « la Mosquée sacrée » (la Ka‘ba), aux pèlerins, aux rites et aux prescriptions à respecter durant le pèlerinage. En revanche, il faudra traiter avec la plus grande prudence les « circonstances de la révélation » qui ne correspondent à aucune allusion dans le texte. Le plus souvent, celui-ci peut s’expliquer par son contexte littéraire, plus sûrement que par les récits des « occasions de la révélation ». La fragilité de ces dernières apparaît bien lorsque un même verset se voit « expliqué » par plusieurs anecdotes, complètement différentes. Un exemple éclatant peut en être donné à propos du fameux verset 106 de la sourate 2 : « Nous n’abrogeons un verset, ni ne le faisons passer à l’oubli, sans en apporter de meilleur ou d’analogue » (trad. J. Berque)5. Les ouvrages spécialisés dans les « circonstances de la révélation », reprenant les commentaires classiques, qui à leur tour citent certains hadiths, nous apprennent que ce verset a été révélé suite à une révélation que le Prophète aurait reçue de nuit et aussitôt oubliée, le jour suivant6. D’autres l’expliquent par une anecdote différente : les païens se plaignaient de ce que Muhammad donnait tantôt un ordre, tantôt un autre qui contredisait le premier, preuve que cela ne lui venait pas de uploads/Litterature/ pour-une-exegese-contextuelle-du-coran.pdf
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- Publié le Jui 12, 2022
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