1 Pour une lecture « dans le langage » : la proposition sémiotique. Anne Pénica
1 Pour une lecture « dans le langage » : la proposition sémiotique. Anne Pénicaud – CADIR, Faculté de théologie, Université Catholique de Lyon La présente séquence s’inscrit dans ce cours consacré aux « Enjeux théologiques d’une réflexion philosophique » en examinant les incidences d’une théorie du langage sur la lecture, et plus particulièrement sur la lecture de la Bible. Cette question sera traitée autour de la proposition sémiotique. La sémiotique, discipline élaborée au tournant des années 1960-1970 par le linguiste Algirdas-Julien Greimas et développée depuis 1979 en rapport avec les textes bibliques par le CADIR de Lyon1, a en effet ouvert à la lecture des perspectives originales, dont l’introduction dans le champ de l’exégèse a d’emblée suscité une controverse jamais complètement retombée : était-il possible, et souhaitable, de proposer de nouveaux chemins à la lecture biblique ? I. Le contexte du débat Le débat s’est particulièrement concentré sur le premier versant de la question : la possibilité d’une autre forme de lecture. Cette question s’est elle-même focalisée sur le problème de la dimension référentielle des textes, c’est-à-dire de leur rapport à la "réalité"2 (concrète – temporelle, spatiale et humaine – ou abstraite – systèmes de pensée, etc.… –) dont ils sont supposés parler3. En effet la sémiotique s’appuie sur les philosophies du langage, sur l’anthropologie et sur la linguistique4 pour interroger l’ "évidence" qui fait de 1 Le CADIR (Centre pour l’Analyse du DIscours Religieux) est un centre de recherches de la Faculté de théologie de l’Université Catholique de Lyon. Le présent article mentionnera, sous l’étiquette « sémiotique », la recherche menée actuellement au CADIR, qui est une sémiotique littéraire focalisée sur la question de l’énonciation : il s’agit ainsi d’une « sémiotique énonciative ». Cependant la sémiotique a développé, dans d’autres lieux et dans d’autres domaines que la littérature biblique, des perspectives très différentes de celles dont il sera fait état ici. 2 Certains mots – notamment ceux de "réalité", de "sens", ou encore d’ "évidence" – seront mis entre guillemets dans ce texte : il ne s’agit pas d’une coquetterie de langage mais d’une tentative pour visualiser une interrogation dont le développement est l’un des enjeux de la proposition sémiotique. 3 Ce référent est le contexte d’un texte : « Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie. C’est ce qu’on appelle aussi, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le "référent", contexte saisissable par le destinataire, et qui est soit verbal, soit susceptible d’être verbalisé. » R. JAKOBSON, « Linguistique et poétique », Essais de linguistiques générale, op. cit., p. 213. Ce contexte peut être "réel" (et "susceptible d’être verbalisé") lorsque les textes évoquent des éléments concrets) ou déjà "verbal" dans le cas de textes abstraits. 4 Il s’agit essentiellement de réflexions développées dans la seconde moitié du XX° siècle, en continuité avec des fondements posée dans la première moitié du siècle. La référence à la philosophie du langage recouvre en particulier Martin Heidegger, Ludwig Wittgenstein, Hans-Georg Gadamer, Paul Ricœur, Francis Jacques, Jacques Derrida... On trouvera une approche philosophique simple, mais intéressante, de la parole dans le livre de G. GUSDORF, La 2 cette "réalité" le référent des textes, lui donnant ainsi la fonction d’un principe explicatif. La contestation sémiotique ne porte pas sur le principe d’une référence explicative – qui relève pour une part du simple bon sens –, mais sur l’exclusivité qui pourrait lui être conférée. Rapporter les textes à la "réalité" visée par leur auteur revient en effet à assimiler le "sens" d’un texte à celui "voulu" par cet auteur. Les sciences du langage, notamment, manifestent le caractère réducteur d’une telle assimilation : en restreignant le "sens" d’un texte au contexte de son écriture, elle oublie la puissance d’invention inhérente à la lecture 5 . En outre rapporter le "sens" d’un texte à l’intention de l’auteur frappe nécessairement ce "sens" d’une part importante d’incertitude, ne serait-ce que parce que les conditions de l’écriture – par définition révolues – se situent à peu près hors d’atteinte des lecteurs. Ce constat vaut a fortiori pour des textes bibliques dont l’auteur est généralement inconnu. Dans ce contexte, la détermination du "sens" associé à l’écriture d’un texte relève d’un processus de reconstitution fondé sur des hypothèses à la vérification aléatoire. parole, Paris, PUF, 1953. Trois noms résumerons l’anthropologie à laquelle se rapporte la sémiotique : en linguistique E. Benveniste, en anthropologie psychanalytique J. Lacan et en théologie M. de Certeau. 5 Cf. P. VALÉRY : « On n’y insistera jamais assez : il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir à sa guise et selon ses moyens : il n’est pas sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre. » P. VALÉRY « Au sujet du Cimetière Marin », Variété III, Œuvres, tome I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 1507. Cf. aussi Tel Quel : « Quand l'ouvrage a paru, son interprétation par l'auteur n'a pas plus de valeur que toute autre par qui que ce soit. Si j'ai fait le portrait de Pierre, et si quelqu'un trouve que mon ouvrage ressemble à Jacques plus qu'à Pierre, je ne puis rien lui opposer — et son affirmation vaut la mienne. Mon intention n'est que mon intention, et l'œuvre est l'œuvre ». Sur un plan plus théorique, les éléments de réflexion proposés ici rencontrent d’assez près la pensée de Roland BARTHES, par exemple dans le texte intitulé « La mort de l’auteur », in L’obvie et l’obtus, Essais critiques, III, Seuil, Paris 1982 (coll. Point Essais, n° 239). A titre d’écho et d’éclairage, quelques citations de ce texte seront proposées ici. Ainsi par exemple : « L’image de la littérature que l’on peut trouver dans la littérature courante est tyranniquement centrée sur l’auteur, sa personne, son histoire, ses goûts, ses passions […] : l’explication de l’œuvre est toujours cherchée du côté de celui qui l’a produite, comme si, à travers l’allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c’était toujours finalement la voix d’une seule et même personne, l’auteur, qui livrait sa "confidence"». Et aussi : « L’Auteur, lorsqu’on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre livre […]. Tout au contraire, le scripteur moderne naît en même temps que son texte ; il n’est d’aucune façon pourvu d’un être qui précéderait ou excéderait son écriture, il n’est en rien le sujet dont son livre serait le prédicat ; il n’y a d’autre temps que celui de l’énonciation, et tout texte est écrit éternellement ici et maintenant ». On lira encore, plus loin dans le même article : « Ainsi se dévoile l’être total de l’écriture : un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n’est pas l’auteur, comme on l’a dit jusqu’à présent, c’est le lecteur : le lecteur est l’espace même où s’inscrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes ces citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination […] la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur ». Dans un sens analogue, U. Eco indique : « L’auteur devrait mourir après avoir écrit. Pour ne pas gêner le cheminement du texte ». U. ECO, « Apostille au nom de la rose », Grasset, Paris, 1985, p 512. 3 Apparaissent ici les limites d’une tentative d’explication référentielle des textes : ce constat de relativité ne porte aucune récusation mais ouvre la place à une perspective de lecture bien différente. Elle s’appuie sur un fondement moins immédiatement "évident" que le précédent mais qui, pour peu qu’on accepte de le considérer, s’avère incontestable : du fait même que leur écriture est achevée, les textes sont des énoncés orphelins du dire qui leur a donné naissance et qui déroulent leur "existence" de textes dans la lecture où ils s’actualisent6. Un tel constat – qui désigne la lecture comme le contexte "réel" où émerge le "sens" des textes – a pour effet de les référer à cette lecture, les déliant ainsi d’un rapport contraignant aux conditions de l’écriture. La fonction de ce second type de référent – le texte en tant qu’il est lu – n’est pas explicative, mais incitative : lire libère l’aptitude des textes à produire des "effets de sens" pour leurs lecteurs, à distance des lieux et des enjeux de leur écriture. Il y a là un retournement majeur, dont l’incidence se mesure au déplacement qu’il opère dans la conception du "sens". La prise en compte de la lecture interdit en effet de situer le "sens" dans les textes (ce qui revient à le comprendre comme un gisement originel qu’un travail adéquat – historique, sémantique…– permettrait de retrouver et d’exhumer). Elle uploads/Litterature/ pour-une-lecture-dans-le-langage.pdf
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- Publié le Dec 17, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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