Pour une lecture ethnocritique de la littérature Marie SCARPA, Université de Me
Pour une lecture ethnocritique de la littérature Marie SCARPA, Université de Metz La science de la littérature se doit, avant tout, de resserrer son lien avec l’histoire de la culture. La littérature fait indissolublement partie de la culture […]. L’action intense qu’exerce la culture (principalement celle des couches profondes, populaires) et qui détermine l’œuvre d’un écrivain est restée inexplorée et, souvent, totalement insoupçonnée.1 Dans le cadre qui est le nôtre ici, à savoir celui d’une réflexion sur les rapports entre littérature et sciences humaines, nous nous proposons de présenter une approche de la littérature qui articule poétique des textes et problématiques de la pensée ethnologique contemporaine. Cette dernière est caractérisée, comme on sait, par un « retour sur soi » : après s’être longtemps intéressée aux sociétés lointaines – celles de l’autre –, l’ethnologie européenne « recentre » désormais ses études sur la société du même et son présent. « Ainsi la voie semble-t-elle ouverte pour une ethnologie de la culture et des biens symboliques, pour une ethnologie des pratiques culturelles les plus légitimes, pour une ethnologie de la littérature, bref, pour une ethnocritique. »2 Celle-ci s’est donné pour but de porter sur les textes littéraires un regard ethno- logique en somme ; autrement dit, elle tente de les lire dans leur réappropriation des données du culturel. L’ethnocritique fait nécessairement « l’hypothèse culturologique qu’il y a du lointain dans le tout proche, de l’étranger dans l’apparemment familier, de l’autre dans le même, de l’exotique dans l’endotique (et réciproquement) »3 ; elle s’intéresse donc fondamentalement à la polyphonie culturelle et plus spécialement, pour l’instant en tout cas, aux formes de culture dominée, populaire, folklorique, illégitime dans la littérature écrite dominante, savante, cultivée, légitime. Les œuvres apparaissent dès lors comme des « bricolages » (ou « bris-collages ») culturels, configurés selon des 1 M. Bakhtine, « Les études littéraires aujourd’hui », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque des Idées, 1979, pp. 339-348. 2 J.-M. Privat, Bovary Charivari, Paris, CNRS Editions, coll. Littérature, 1994, p. 9. Cet ouvrage est le texte fondateur de la démarche ethnocritique. 3 J.-M. Privat, « A la recherche du temps (calendaire) perdu », Poétique, 123, septembre 2000, p. 301. 1 processus spécifiques : une lecture ethnocritique s’attache à rendre compte de ce dialogisme culturel, et de sa dynamique, plus ou moins conflictuelle. On voit pourquoi l’objectif est commun, dans une certaine mesure, à celui de l’ethnologie de la France : il importe de rendre étrange ce qui est proche, de problématiser les évidences culturelles, de rompre l’illusion de la connivence ou de la proximité culturelle. Ce sera, pour nous, dans le domaine littéraire, où les lecteurs sont souvent victimes de ce que P. Bourdieu appelle « la fausse familiarité que [leur] procure une longue fréquentation académique avec l’œuvre »4. Littérature, ethnologie… : peut-être pourrait-on dire, au fond, que l’ethnocritique est née de la rencontre, dans nos lectures, des travaux de M. Bakhtine5, sur la polyphonie notamment (concept qui, comme celui d’ « intertextualité », pourrait être « élargi aux niveaux de culture et aux contenus symboliques »6) et des analyses de l’ethnologue Y. Verdier, dégageant, dans les œuvres du romancier anglais Thomas Hardy, le passage du rite au roman, de la coutume au destin7. Si nous passons maintenant du contexte au texte, ou, autrement dit, à la méthode suivie dans l’approche ethnocritique, nous pouvons affirmer, pour commencer, qu’il ne s’agit pas de procéder à un simple repérage de faits ethnographiques, d’éléments, de formes de cultures minorées (populaires, folkloriques, etc.) – ce qu’on pourrait peut-être 4 P. Bourdieu, « Comment lire un auteur ? », dans Méditations pascaliennes, Paris, Editions du Seuil, 1997, pp. 101-111. En d’autres termes, « [l’ethnocritique] voudrait contribuer à lutter contre l’ethnocentrisme latent des lectures les plus légitimes et restituer aux œuvres les plus savantes leurs spécificités culturelles », J.-M. Privat, Bovary Charivari, op. cit., p. 26. 5 Voir essentiellement La Poétique de Dostoïevski, Paris, Le Seuil, 1970 ; L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, Tel, 1970 et Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1978. 6 J.-C. Chamboredon, « Production symbolique et formes sociales. De la sociologie de l’art et de la littérature à la sociologie de la culture », Revue française de sociologie, XXVII, 1986, p. 523. 7 Y. Verdier, Coutume et Destin. Thomas Hardy et autres essais, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque des Sciences humaines, 1995. Dans l’importante préface qu’ils consacrent à cet ouvrage, Cl. et D. Fabre rappellent l’intérêt que portait Y. Verdier à la littérature : Elle remarque d’abord que trois grandes formes narratives – le mythe, le conte, le roman – préservent une relation forte aux rites qui ordonnancent le temps collectif et lui rapportent le cours de chaque vie, mais cette relation change de nature d’un genre à l’autre. Si l’on retient, avec elle, que les rituels remplissent « une double fonction qui est, d’une part, de représenter les termes et les conditions de l’existence sociale et, d’autre part, de les maintenir tels », il apparaît que le mythe entretient avec eux un « rapport fondateur », de façon directe ou détournée il les instaure, il les situe dans la lumière d’une origine ou, du moins, d’une mise en ordre première du monde. Avec les contes le lien ne se distend pas, comme on l’a souvent cru, il se transforme : il ne s’agit plus de remonter à la fondation, mais de donner à entendre « tous les bienfaits que l’on retire à suivre ce que les rites édictent ». Le conte est donc toujours, peu ou prou, un récit exemplaire, ses péripéties désignent la bonne voie, semée d’épreuves nécessaires, et qui aboutit toujours à l’achèvement et à l’installation du jeune héros. Et c’est pour cela que les contes finissent bien. Avec le roman, tout change : la coutume et ses rites sont toujours là, mais il nous raconte « ce qui se passe quand on s’en écarte ». 2 nommer des « folklorèmes » – présents dans l’œuvre, mais d’étudier comment cette dernière se les réapproprie, dans sa logique spécifique, comment elle en est « travaillée » dans son écriture même. L’objectif, ici, est bien de tenter de reculturer la lecture mais sans la détextualiser pour autant. Il faut se garder, en effet, de toute dérive ethnologiste, « [qui] laisserait échapper ce que le récit doit à la réinterprétation que son auteur fait subir aux éléments primaires. Les éléments mythico-rituels ne se comprennent pas seulement par référence au système qu’ils constituent […] » ; ils ne sont en aucun cas réductibles à de simples éléments d’information ethnographique mais réélaborés, « ils reçoivent un nouveau sens de leur insertion dans le système de relations constitutif de l’œuvre […]. »8 Ce qui importe donc, c’est de montrer comment les données du culturel qui informent le texte littéraire en construisent l’ethno-logique, l’ethno-poétique. Illustrons concrètement cette présentation en proposant quelques exemples. J.- M. Privat, dans Bovary Charivari (op. cit.), a fait ressortir, dans un premier temps, l’étonnante culture folklorique du roman de Flaubert : il a mis en avant le rôle textuel des araignées, de la mare, de la place publique, du pilon de l’Aveugle, de la fête des Rois et du calendrier folklorico-liturgique (alors que la critique traditionnelle dénie habituellement la présence d’une organisation calendaire de Madame Bovary), etc. Si le sous-titre du roman, « Mœurs de province » fait sens, ce n’est pas simplement dans le constat de ces faits qu’on pourrait dire ethnographiques mais parce que ces derniers permettent d’entrer dans la culture du texte, construite sur la belligérance de plusieurs logiques culturelles plus ou moins incorporées par les différents personnages. Ce que signale l’importance symbolique et textuelle du phénomène charivarique9 : prenant acte des « infimes dissonances » au cœur de l’œuvre et de la « continuité criarde » qui la parcourt, J.-M. Privat démontre la charivarisation généralisée et de la fiction et de la narration. Charivari que l’« inouï » « Charbovari » initial, marquant l’entrée de ce jeune paysan qu’est Charles dans un monde hostile et étranger (celui de la ville et de l’écrit), inaugure textuellement et rituellement. Charivari d’Emma ensuite, mariée à un veuf, comme on sait, et qui « apparaît en début de carnaval (pour les Rois), s’affranchit dans la plus grande licence de la morale conjugale pour la mi-carême, quitte à mourir en 8 P. Bourdieu, in « Lectures, lecteurs, lettrés, littérature », Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p. 141. 9 Rappelons que le charivari est une pratique populaire qui stigmatise avant tout, bruyamment et brutalement, tout individu qui enfreint le code dominant de la morale sexuelle ou conjugale traditionnelle. 3 plein carême, très symboliquement »10. Emma, prise en tenailles entre la culture coutumière villageoise – construite sur des relations de voisinage, sur le respect strict des modèles culturels traditionnels – et les stratégies homaisiennes (pleines d’avenir) de contrôle du champ social, s’épuisera à conquérir un « destin » plus personnel et plus moderne. Nous avons, uploads/Litterature/ pour-une-lecture-ethnocritique.pdf
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- Publié le Dec 16, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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