De l’enfant lecteur au libre électeur © 2011, l’école des loisirs, Paris, pour

De l’enfant lecteur au libre électeur © 2011, l’école des loisirs, Paris, pour la présente édition hors commerce. Chaque auteur conserve le copyright de son texte ou de son dessin. Dépôt légal : septembre 2011 ISBN 978-2-211-11451-6 Lire est le propre de l’homme De l’enfant lecteur au libre électeur T émoignages et réflexions de cinquante auteurs de livres pour l’enfance et la jeunesse l’école des loisirs 11, rue de Sèvres, Paris 6e Aux enfants… Pourquoi ce petit livre ? Connaissez-vous deux verbes plus proches que lire et élire ? Connaissez-vous deux mots plus proches que lecteur et électeur ? C’est souvent en ces temps d’effervescence politique que l’on comprend le mieux le lien vital qui existe entre lecture, éducation, liberté et donc… démocratie. L’enjeu rappelé dans ce recueil est bien là : c’est l’éducation du sens critique qui donne aux lecteurs la liberté de choisir et leur assure d’être demain des femmes et des hommes libres. Cet esprit anime l’école des loisirs depuis bien- tôt un demi-siècle. Une cinquantaine de ses auteurs, de textes ou bien d’images, parfois des deux, nous ont fait l’amitié de nous éclairer, chacun à sa manière, sur la motivation profonde de leur création en direc- tion de l’enfance et de la jeunesse. Voici, pour vous, leurs témoignages et leurs réflexions. Jean Delas et Jean-Louis Fabre, directeurs de l’école des loisirs, septembre 2011 7 Je suis protégé par des amis discrets et passionnants Quand j’avais sept ou huit ans, les nuages com- mencèrent à s’amonceler au-dessus de ma tête. Ma mère devenait étrange. Elle changeait de compor- tement d’une seconde à l’autre. Elle marmonnait des choses incompréhensibles et prononçait tout à coup des mots violents. Elle avait l’habitude de faire chaque jour une promenade d’une heure dans la campagne toute proche de notre banlieue. Et, depuis peu, elle avait avancé l’heure de cette promenade. Elle quittait la maison vers trois heures et demie du matin. Quand je lui demandai pourquoi elle se levait si tôt, elle me répondit qu’elle ne voulait pas ren- contrer des gens. Bientôt, elle ne sortit presque plus de notre appartement, sauf pour aller à l’église le dimanche matin et le mercredi soir. Mes parents faisaient partie (et, par conséquent, mes frères et moi aussi) d’une secte protestante qui interdisait tout : le 9 cinéma, le sport, le théâtre, les livres. Tout sauf la Bible. Cette secte était dirigée par un «apôtre» qui se prétendait immortel. Et tous ceux qui le croyaient allaient, le jour choisi par le Seigneur, entrer au paradis avec lui. Chaque soir, lorsque mes parents étaient cou- chés, ma mère accusait mon père d’infidélités et l’insultait avec des mots interdits. Des mots qui m’auraient valu une gifle immédiate si j’en avais prononcé un seul. Mes deux frères avaient quatorze et onze ans de plus que moi. L’aîné se maria quand j’avais huit ans, le second ne rentrait que tard le soir, quand tout le monde dormait. Moi, je couchais dans un coin du salon. Juste derrière le mur qui le séparait de la chambre de mes parents. J’entendais tout. Je n’arrivais plus à m’endormir. Ma situation était délicate. J’aurais voulu disparaître. Dans la journée, je n’avais pas de problèmes. Je passais ma vie dehors à jouer au foot avec mes copains, à discuter, à traîner. Mais le soir? Dans notre classe, il y avait une caisse avec une trentaine de livres que les élèves avaient le droit 10 d’emprunter. Un jour, je me suis décidé à en rap- porter un à la maison. Je crois que c’était une his- toire de la Confédération helvétique (normal: nous étions dans une école de la banlieue ouvrière de Zurich). Le soir, je me mis à le lire, prétendant qu’il s’agissait d’un devoir. C’était un peu ennuyeux, mais, quand même, j’entendais moins les voix der- rière la cloison. J’empruntai un deuxième livre, puis un troisième. Certains d’entre eux me faisaient complètement oublier mes soucis. T outes les écoles du monde connaissent deux hiérarchies : celle des profs et celle des élèves. Chez nous, le premier de la classe, selon les profs, portait des lunettes et était fils de commerçants. Ce qui le mettait dans la catégorie des riches. Il n’était pas doué en sport et n’avait aucun succès auprès des filles. Sa façon de s’intéresser à des choses qui n’étaient pas à la mode m’intriguait. Au lieu de jouer au foot, il lisait et semblait très pris par ses lectures. Il avait vraiment l’air d’aimer ça. Je l’observais. Je commençai par lui poser des questions sur les devoirs. Puis, une ou deux fois, je m’assis à côté de lui à la récré : – Qu’est-ce que tu lis ? Il me montra son livre : 11 – C’est le dernier Winnetou. Je l’ai eu ce matin à la bibliothèque. – Ah. À la bibliothèque ? Tu vas à quelle bibliothèque ? – Ben, à la bibliothèque municipale, Tram- strasse. Je voyais très bien où était la rue, mais je n’y avais jamais vu aucune bibliothèque. Je posais mes questions en feignant l’indifférence. Et je n’osais pas lui demander combien cela coûtait. Au fil de nos conversations, un jour, il m’apprit que c’était gratuit ! On te donnait des livres pour rien ! Pas de dépôt ? de garantie ? – Non. Tu donnes ton nom, ton adresse. La bibliothécaire te remplit une carte et, quand tu prends un livre, elle inscrit le titre sur ta carte. Il me montra sa carte : ses nom et adresse étaient inscrits sur la première page, sous l’en-tête de la bibliothèque. Il y avait trois feuillets qui se dépliaient, lignés comme nos cahiers d’écriture. Sur chaque ligne, un titre et, à côté, un tampon : « Rendu.» – Si tu veux, tu peux venir avec moi. La bibliothécaire connaît ma mère. Elle te fera une carte. J’en suis sûr. 12 – Humm… Je regardai autour de moi, un peu absent. – Oui, c’est une idée. J’aimerais bien des trucs un peu plus marrants que ceux qu’on a en classe. – Ça n’a aucun rapport. Tu verras ! Je lui dirai de te donner Winnetou. C’est génial. C’est des westerns. Winnetou est un chef indien. Sa tribu vit dans des tipis. Et il y a aussi des trappeurs blancs. Le meilleur, c’est Old Shatterhand. Il vit comme les Indiens. Lui et Winnetou sont amis. Mais avec les autres, c’est la guerre… Enfin, il y a au moins dix livres de Winnetou. Le lendemain, j’étais avec mon copain devant « sa » bibliothécaire. Elle avait peut-être trente ans mais, pour moi, c’était une dame. Elle devait porter un tailleur bleu foncé et une blouse claire. L’équivalent du costume-cravate. Ses cheveux noirs frisés étaient attachés sur la nuque par une barrette d’écaille. Mon copain me présenta et lui expliqua que je voulais lire des Winnetou. Elle sourit et me dit de l’attendre devant un bureau situé un peu à l’écart. Elle tamponna la carte de mon copain et il disparut dans les rayonnages qui s’étiraient derrière. Elle vint s’asseoir derrière le 13 bureau, sortit un grand livre noir, y inscrivit mes nom et adresse, puis remplit une carte toute neuve. Elle m’expliqua que j’avais droit à cinq livres par visite, que je pouvais les garder un mois, que je ne devais ni écrire ni dessiner dedans, ne pas les salir et ne pas corner les pages. Quand elle eut fini, elle me demanda si je savais comment trouver les livres. Je ne savais pas. Elle me prit par la main et m’emmena dans les rayons pour enfants. La bibliothécaire me montra tous les rayons : des livres pour les petits, avec des images, des livres qui expliquaient comment réparer un vélo, comment construire un moulin à eau, fabriquer un circuit électrique. Apparemment, tout pouvait s’apprendre en lisant des livres. Enfin, elle me montra les rayonnages qui m’intéressaient. Des centaines de livres avec des Indiens, des cow-boys, des chercheurs d’or, des pirates, des naufragés, des explorateurs. J’étais là, à regarder partout, étourdi. Elle m’expliqua que les sections étaient signalées par des petits panneaux et que, à l’intérieur de chaque section, les livres étaient rangés par noms d’auteurs, dans l’ordre alphabé- tique. 14 – Tu vois, par exemple, ton Winnetou, tu le trouves là, section «Aventures ». Puis tu vas à M comme May. Karl May, c’est l’auteur, et tu trouves tous les livres qu’il a écrits à la suite, cette fois dans l’ordre alphabétique des titres. Winnetou est vers la fin de sa rangée puisqu’il commence par un W. Je suivis son doigt et, en effet, il y avait peut-être vingt ou trente livres avec le nom de Karl May. Elle me donna celui que je voulais. – Tu en veux un autre ? – Je peux en avoir cinq ? – C’est beaucoup, cinq. Tu es sûr que tu les liras en un mois ? – Je sais lire très vite, vous savez. Elle rit. – Bon, puisque tu aimes les aventures, je vais te donner des livres d’auteurs uploads/Litterature/ pourquoi-lire.pdf

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