Le goil.t infini de la République Durant l'été de 1851 paraît le vingtième fasc

Le goil.t infini de la République Durant l'été de 1851 paraît le vingtième fascicule de l'édition des Chants et Chansons de Pierre Dupont. Celui-ci contient la notice consacrée à l'auteur et signée Charles Baudelaire. Ce dernier ne se contente pas d'un éloge poli à un confrère et ami. Il fait de sa notice un manifeste poétique et politique contre le << voluptuosisme >> romantique et la «puérile>> et «sté- rile>> utopie de l'art pour l'art. La poésie de Pierre Dupont n'est pas seulement pour lui l'expression dou- loureuse de la« multitude maladive respirant la pous- sière des ateliers>> et «dormant dans la vermine>>. En incluant le «long regard chargé de tristesse>> que cette multitude porte sur <de soleil et l'ombre des grands parcs>>, elle exprime bien plus profondément le «génie de l'humanité>> et! es «principes supérieurs de la vie universelle>>. Le secret de la poésie de Pierre Dupont n'est pas dans une habileté de métier. Il est «dans l'amour de la vertu et de l'humanité. et dans ce je ne sais quoi qui s'exhale incessamment de sa poésie, que j'appellerais volontiers le goût infini de la République">>. On est sans doute fondé à dire que ces hyperboles humanitaires dans le style de la seconde République 73. ~Pierre Dupont», in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi. présenté et annoté par Claude 94 Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t. Il. p. 34. La République des poètes sont une parenthèse dans la vie d'un poète pour qui les barricades de 1848 servirent d'abord d'exutoire à des fureurs familiales et qui n'a pas manqué ensuite de brocarder la religion du progrès et l'attendrissement sur les misères du peuple. Mais on l'est plus encore à souligner que cette parenthèse révolutionnaire reste le seul moment où le poète se soit mêlé de politique et que, au milieu de cette <<abjuration perpétuelle>> à laquelle tout <<système>> condamne selon lui ceux qui s'y enferment", il se montre indéfectiblement fidèle à certaines amitiés ou prédilections à l'égard de théo- riciens et d'artistes indéniablement marqués du côté de la poésie républicaine, de la critique sociale ou de la religion humanitaire: David, Barbier, Dupont, Proudhon, Leroux ou Chenavard. C'est que la volonté dogmatique d'établir le critérium du beau est toujours en retard sur <<l'homme universel>> et le <<beau mul- tiforme et versicolore, qui se meut dans les spirales infinies de la vie">>. Le <<goût infini de la République>> n'est pas un engouement politique de circonstance auquel le poète esthète aurait ensuite opposé l' aris- tocratie de l'art pour l'art. C'est une catégorie de l'esthétique elle-même, une politique esthétique, et le nouveau disciple de Joseph de Maistre y recourt sans problème lorsqu'il lui faut, en pleine réaction impé- riale, rendre compte de l'art des peintres. La <<vie universelle>> et le <<génie de l'humanité>> innervent le compte-rendu que le poète fait du Salon de 1859 et les réflexions qu'il en tire sur l'essence de l'art moderne. Et ces notions établissent un singulier trait d'union égalitaire entre deux personnages qu'on croi- rait destinés à ne jamais se rencontrer: d'un côté, le peintre de la vie élégante dont le regard jouit <<des beaux équipages, des fiers chevaux, de la propreté 74. Baudelaire, «Exposition Universelle 1855. Beaux·Arts», ibid., t.ll, p. 577. 75./bid., p. 578. 95 Le fil perdu éclatante des grooms, de la dextérité des valets, de la démarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et d'être bien habillés; en un mot, de la vie universelle">>; de l'autre côté, ce paysan allemand demandant à un peintre de le représenter à la fin du jour sur le seuil de sa ferme, au milieu de sa nombreuse famille, des signes de sa prospérité et des bouffées de sa pipe nuancées par le soleil cou- chant, sans oublier de rendre <<l'air de satisfaction» éprouvé en contemplant sa richesse <<augmentée du labeur d'une journée». À l'inverse des <<enfants gâtés>> de la peinture, enfermés dans l'habileté du métier, ce paysan-là, commente Baudelaire, <<com- prenait la peinture. L'amour de sa profession avait élevé son imagination">>. L'air de satisfaction égal du paysan ou de l'enfant de riche, c'est ce reflet de la richesse commune, cette participation à la <<vie uni- verselle>> qui manque aux <<marécages miroitants>> de Théodore Rousseau ou aux <<magies liquides ou aériennes>> de Boudin. Pour dénoncer cette lacune, Baudelaire n'hésite pas à recourir à l'autorité du juge le plus improbable en matière d'art, Maximi- lien Robespierre, lequel ayant <<soigneusement fait ses humanités>> savait que l'homme <<ne voit jamais l'homme sans plaisir">>. Le <<goût infini de la République>> n'est donc pas une formule éphémère des temps de fièvre politique. C'est la formule stable d'un républicanisme esthé- tique. Pour dégager ses traits, il faut marquer un écart avec l'interprétation aujourd'hui dominante de Baudelaire, l'interprétation benjaminienne du <<poète lyrique à l'apogée du capitalisme>>. À travers toutes ses variations, celle-ci obéit à un même objectif fon- damental. Elle veut lier directement la thématique 76. {(Le Peintre de la vie moderne», ibid .. t. Il. p. 692-693. 96 77. «Salon de 1859», ibid.. t. Il, p. 613. 78. {(Salon de 1859», ibid., t. Il, p. 666. La République cles poètes et le rythme des poèmes baudelairiens à une donnée anthropologique constitutive de la modernité: celle de la «perte de l'expérience>> produite par la réification marchande et par la rencontre de la grande ville et de la foule. La <<fantasque escrime>> du rimeur, le duel avec la beauté où l'artiste <<crie de douleur avant d'être vaincu>> et l'angoisse du poète <<coudoyé>> par la foule traduiraient une expérience moderne du choc dont participent aussi bien l'automatisme du travailleur rivé à sa machine, l'inquiétude du piéton à chaque carrefour, l'attention du joueur à chaque coup ou le déclic de l'appareil photographique. Et c'est par rapport à la puissance inorganique qui donne sa loi à l'expérience ou plutôt à la perte d'expé- rience moderne- soit le fétiche réifié de la marchan- dise - qu'il faudrait comprendre l'ivresse du flâneur jouissant d'être comme la marchandise <<que vient battre le flot des clients>>, l'énigmatique jouissance du nombre qui s'éclaire <<lorsqu'on l'imagine prononcée, non du point de vue de l'homme, mais de celui de la marchanilise" >> et finalement la rage destructrice de l'allégorie, interrompant le cours de l'histoire pour frapper le monde réifié à l'emblème de la seule <<nou- veauté railicale >> encore ilisponible, la mort. Ce geste interprétatif qui lit dans les mots et les res- pirations du poème la transcription héroïque d'une expérience sensorielle dévastée coupe peut-être un peu trop vite à travers le tissu esthétique au sein duquel prend sens la rêverie baudelairienne de la République infinie. Elle fait basculer du côté d'une <<destruction de l'expérience>> ce qui est bien plutôt une moilification dans le système des rapports entre 79. Walter Benjamin, «Le Paris du second Empire chez Baudelaire» in Baudelaire, édition établie par Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens·Carl Hiirle, traduction de Patrick Charbonneau, La Fabrique, 2013. p. 753. 97 Le ID perdu les éléments définissant une forme d'expérience: des manières d'être et de faire, de voir, de penser et de dire. Pour éviter ce court-circuit il est utile de réins- crire l'expérience baudelairienne de la ville et de la foule dans l'ensemble plus vaste des transformations qui affectent en son temps le paradigme poétique. C'est peut-être de ce point de vue qu'il convient de réexaminer le thème de <<l'héroïsme de la vie moderne». Ceux qui ont souligné chez Baudelaire l'importance du thème héroïque et son incarnation dans la figure <<moderne>> du dandy n'ont guère prêté attention à certaines occurrences singulières du terme dans ses textes. Dans la préface à la tra- duction de Poe, Baudelaire insère un éloge appuyé des nations sauvages, heureusement privées des <<ingénieuses inventions qui dispensent l'individu d'héroïsme>> tandis que l'homme civilisé se trouve confiné <<dans les régions infiniment petites de la spé- cialité80>>. Le sauvage est à la fois guerrier et poète. Il offre même, avec ses vêtements, ses parures et ses armes, la figure parfaite du dandy <<suprême incar- nation de l'idée du beau dans la vie matérielle">>. L'assimilation est reprise dans le Salon de 1859 où les chefs de tribus peints par Fromentin manifestent, aux yeux du critique, le même <<dandysme patricien>> que les Indiens d'Amérique naguère peints par Catlin, lesquels <<même dans leur état de déchéance nous faisaient rêver à l'art de Phidias et aux grandeurs homériques">>. Les traits de l'héroïsme moderne et du dandysme baudelairien sont ainsi tout proches de ceux de la <<poésie naïve>> et de l'éducation esthé- tique schillériennes. L'héroïsme n'est pas d'abord la vertu des individus. Il est la vertu du monde qui tient 80. ((Notes nouveUes sur Edgar Poe''· O. c.. op. cit.. t. Il, p. 325. 81./bid., p. 326. 98 82. ((SaJon de 1859», O. C .. op. cit.. t. Il, p. 650. La République des poètes ensemble les raisons de l'agir et celles du poème. Un héros n'est pas un homme sans peur qui se livre à des actions éclatantes. Il est l'habitant d'un monde intermédiaire entre l'humain et le divin. C'est cette médiation entre des mondes uploads/Litterature/ ranciere-le-gout-infini-1.pdf

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