dossier médiamorphoses Thierry Lefebvre Le « mai rampant » des radios libres 16

dossier médiamorphoses Thierry Lefebvre Le « mai rampant » des radios libres 169 N euf ans séparent les événements de Mai 68 du début du mouvement des radios libres, en mai 1977. Neuf longues années durant lesquelles de profonds changements ont affecté la société française. Le gaullisme autoritaire s’est effondré, offrant à Valéry Giscard d’Estaing l’opportunité d’expérimenter son « libéralisme avancé ». Les rapports de force au sein de la gauche institu- tionnelle se sont inversés et le déclin du Parti communiste s’est accentué. Le gauchisme s’est également délité sous l’ef- fet conjugué de la répression des années Marcellin et des querelles fratricides. A contrario, le féminisme et l’écologie politique sont parvenus à s’immiscer dans le débat public, attirant à eux bon nombre d’orphelins de 68. L’avortement a été en partie légalisé en 1974 et, depuis cette date, la contes- tation antinucléaire n’a cessé de mobiliser les dissidences. Les médias ont été également affectés par le changement : l’ORTF, qui avait été vilipendé tant par les contestataires que par le pouvoir en 1968, a été démantelé « à la hussarde » dans le courant de l’été 1974 ; depuis, ses personnels ont été répartis dans sept sociétés distinctes. Il pourrait donc sembler abusif de relier entre eux deux évé- nements aussi éloignés dans le temps et, d’une certaine façon, dans l’espace. Pourtant, tout porte à penser que le mouvement des radios libres fut un accomplissement parmi les plus aboutis de la révolte de Mai… même si les résultats sur le long terme se sont avérés décevants. La critique des médias au cœur de Mai 68 Les affichistes de l’Atelier populaire nous ont légué un peu de l’état d’esprit qui régnait dans les rues de Paris au prin- temps 1968. Le micro et sa confiscation par les autorités furent ainsi l’argument d’au moins quatre placards célèbres, assortis de slogans tels que : « Information libre », « Atten- tion la radio ment », « La police vous parle tous les soirs à 20 heures ». Le logo de l’ORTF fut, quant à lui, détourné et transformé en fil de fer barbelé, cette métaphore évoquant tout à la fois le contrôle de l’information par le pouvoir et la tentation totalitaire qui pouvait en découler. Une dizaine d’années plus tard, ces images furent réguliè- rement convoquées par les activistes de la radio libre. Dès son premier numéro, paru en décembre 1974, la revue Inter- férences reproduisit l’une d’entre elles (« Attention la radio ment ») en illustration d’un article d’Antoine Lefébure 1. Les emprunts furent encore plus manifestes en 1978, année qui vit tout à la fois la célébration du dixième anniversaire des événements et une certaine radicalisation du mouvement des radios libres : en juin, la revue communiste La Nouvelle Critique emprunta largement à l’ouvrage commémoratif de Vasco Gasquet (500 affiches de Mai 68, Balland, 1978) pour illustrer un numéro spécial intitulé « Libérer les images et les sons 2. » Une première question vient à l’esprit : que s’était-il donc passé en Mai 68, qui puisse encore « parler » aux pirates hertziens de la fin des années soixante-dix ? Pour y répondre, un petit retour en arrière s’impose. À l’occasion des nuits chaudes du quartier latin, deux constatations avaient fini par s’imposer, tant parmi les manifestants que parmi les observateurs. D’abord, la confirmation de l’existence d’une censure officielle d’État, exercée sans la moindre vergogne sur les ondes du monopole. Cette flagrance fut à l’origine de la fameuse grève qui paralysa l’ORTF du 17 mai au 24 juin 1968. Ensuite, et au moins jusqu’à la mi-mai, le fait que les deux principales radios périphériques (Europe n° 1 et Radio Luxembourg) firent preuve d’une surprenante liberté de ton, dépêchant des dizaines de reporters sur le terrain et relatant Le « mai rampant » des radios libres Thierry Lefebvre, université de Paris 7 dossier médiamorphoses Thierry Lefebvre Le « mai rampant » des radios libres 170 au plus près, et le plus souvent en direct, les événements qui se succédaient sous leurs yeux. Cette mise en œuvre d’une « information totale », pour reprendre l’expression d’Évelyne Sullerot 3, frappa beaucoup les auditeurs, mais aussi les grou- pes de manifestants au sein desquels circulaient de nom- breux transistors. Le pouvoir gaulliste s’offusqua et dénonça la responsabilité morale des « radios barricades ». Le 14 mai 1968, interve- nant à la tribune de l’Assemblée nationale, le Premier minis- tre Georges Pompidou s’en prit violemment aux stations péri- phériques « qui, sous prétexte d’informer, enflammaient quand elles ne provoquaient pas. Entre la diffusion des ren- seignements et la complicité, entre le souci de recueillir les explications des manifestants et l’appel à la manifestation, il n’y a qu’un pas et qui fut franchi allégrement 4 ». Le 23 mai au matin, le directeur général de l’ORTF, André Astoux, suggéra à la cellule de crise de l’Élysée d’interdire l’usage des fréquences HF 5. Pour quelle raison ? Parce que la radiotéléphonie constituait l’outil privilégié des reportages en direct. Le but était clairement de contrecarrer la spontanéité jugée désinvolte des radios périphériques, et cet objectif fut atteint. Désormais, l’émotion suscitée par les manifestations de rue eut le plus grand mal à se propager au-delà du cercle somme toute étroit des belligérants. En juin, les dernières nuits d’échauffourées furent ainsi marquées par l’errance dés- abusée de groupes d’étudiants sans le moindre repère, se plai- gnant d’être « lâchés » par les journalistes de la radio. Préfigurations Cette expérience trop brève d’« information totale » marqua durablement les esprits, si bien que dès le début des années soixante-dix quelques rares visionnaires se mirent à envisa- ger la création de « radios de lutte », autonomes et en prise directe avec les mouvements sociaux. L’obstacle principal à leurs velléités résidait dans le monopole d’État de la radio- diffusion, qui interdisait toute initiative de ce genre sous peine de lourdes sanctions. La loi n° 72-553 du 3 juillet 1972 réaf- firma la prérogative de l’État, ouvrant néanmoins la voie à des dérogations « précaires et révocables », qui ne purent être mises en œuvre faute de décret d’application. Dans ces conditions, les premières préfigurations de ce qui allait devenir le mouvement des radios libres consistèrent à sonoriser des lieux de forte mobilisation, qu’il s’agisse du campus de Jussieu à l’occasion des manifestations lycéennes et étudiantes contre la loi Debré en mars 1973 ou de l’usine Lip au moment du premier conflit qui affecta cette usine bisontine au second semestre 1973 6. Ces expériences pilotes servirent en quelque sorte de laboratoires. Présent à Jussieu le 27 mars 1973, le journaliste du Monde pouvait constater la popularité de la « station » qu’avait montée une poignée d’étudiants en physique : « Des centai- nes de jeunes se rassemblent sur le parvis dans une atmosphère de kermesse. D’un premier étage sis face à la fameuse tour Zamansky, Radio Entonnoir diffuse, par haut- parleurs, nouvelles et musique pop. En bas, on discute, on danse 7. » L’effervescence de Mai 68, ce mélange enivrant de militantisme et de bouillonnement intellectuel et artistique, servait de référence implicite à l’auteur du reportage. Patrick Vantroeyen, principal instigateur de cette installation et futur fondateur de Radio Ivre en 1979, raconta plus tard une anecdote démontrant l’impact de ce nouveau média : « Le journal Libération sortait cette semaine-là ses premiers numé- ros. Une aide de la radio, une publicité sous la forme : “Avez- vous lu le dernier Libération avec les posters géants de Jean- Paul Sartre et de Simone de Beauvoir ?” permit de vendre cinq cents exemplaires en deux heures. Record toutes catégo- ries de littérature vendue sur l’université 8. » À Besançon, la stratégie fut différente, le différé ayant été préféré au direct. Un « journal sonore » préenregistré était diffusé, chaque semaine, par l’intermédiaire de voitures- son. Réalisés par le CREPAC-Scopcolor avec la collaboration des militants locaux, également édités sous forme de mini- cassettes, ces reportages cherchaient à populariser le com- bat des Lip, en interne mais aussi dans les entreprises des environs. Fondateur du CREPAC, Roger Louis militait depuis plusieurs années pour une autre information. En 1969, moins d’un an après son licenciement de l’ORTF, il en présentait déjà la définition suivante : « Non pas une infor- mation objective […], mais une information qui s’intéresse moins à l’accident qui fait quarante morts qu’à l’expérience obscure menée à bien dans une usine, par exemple, et qui peut avoir une résonance dans le pays entier. En clair, une information qui s’attache moins au spectaculaire qu’à l’im- portant 9. » dossier médiamorphoses Thierry Lefebvre Le « mai rampant » des radios libres 171 Le manifeste d’Interférences Fin 1974, vit donc la sortie du premier numéro d’Interféren- ces, sous-titré : « Pour une critique des appareils d’informa- tion et de communication ». Fondée par Antoine Lefébure et Jean-Luc Couron, deux jeunes doctorants inscrits respective- ment en histoire et en sociologie, la publication devint d’em- blée le point de ralliement des premiers militants de la radio libre. Il faut dire qu’elle uploads/Litterature/ 2008-hs-169.pdf

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