DAVID VRYDAGHS Le récit de filiation dans la littérature contemporaine Laurent

DAVID VRYDAGHS Le récit de filiation dans la littérature contemporaine Laurent Demanze, Encres orphelines. Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon, Paris, José Corti, 2008, 403 p. 1 2Sous l’appellation de « récit de filiation », le beau livre de Laurent Demanze s’attache à cerner une tendance de la prose française contemporaine, représentée ici par trois auteurs — Pierre Bergounioux, Gérard Macé, Pierre Michon — auxquels d’autres noms viennent s’ajouter occasionnellement1. Tendance ou plutôt genre, même si le terme n’est guère employé. Celui-ci se voit défini dès le « prologue2 ». Sur le plan poétique, le récit de filiation prolonge des formes auxquelles il emprunte et qu’il transgresse : le roman familial (Freud), le roman des origines (Marthe Robert) et le roman généalogique. Au premier cité, il emprunte un mode de narration qui reconfigure les rapports du sujet au monde familial, entre trahison et transfiguration, entre réel et fiction ; au roman des origines, il reprend un mode de composition marqué par l’entrecroisement de la mémoire familiale et de la mémoire intertextuelle ; au récit généalogique enfin, il dérobe une intention : celle de tenir compte de la longue durée. Le récit de filiation se distingue toutefois de ce dernier genre en ce qu’il ne raconte pas l’histoire d’une famille chronologiquement, des ancêtres aux descendants, comme c’était par exemple le cas chez Roger Martin du Gard ou Georges Duhamel ; mais, s’écrivant depuis le présent, il est le fruit d’une enquête et se présente sous une forme inachevée (collecte d’informations, bribes de passé). Par rapport aux deux premiers modèles cités, la différence principale réside dans le fait que le récit de filiation est « moins […] un roman qu[’]un récit » (p. 23). Marqué tout à la fois par la « méfiance et [la] fascination envers les fastes du roman » (ibid.), le récit de filiation privilégie à l’intrigue romanesque le travail critique d’interrogation du passé. 3Une autre caractéristique majeure du récit de filiation, sur le plan topique cette fois, réside dans l’interrogation et l’articulation de deux héritages : l’un est issu du passé familial, l’autre de l’histoire de la littérature. 4Enfin, ce genre participe pleinement selon L. Demanze de l’époque contemporaine. En particulier par sa mélancolie, teinte d’un temps « viv[ant] la face sombre et amère d’une modernité […] qui s’éprouve comme perte d’un passé désormais inaccessible et indéchiffrable » (p. 22). Dans cette perspective, ce type de récit « répond au malaise d’une modernité, qui démultiplie et intensifie les figures du révolu et les emblèmes du désuet » par la volonté d’« archiver les vies révolues, [d’]inventer et [d’]inventorier les généalogies de soi » (p. 14). Il participe ainsi d’une « modernité désorientée, en peine de références identitaires, pour avoir porté à son comble l’exigence du soupçon » (p. 37) ; il est encore le « symptôme d’une situation historique marquée par la lacune et l’inquiétude de la mémoire » (p. 21). 5Mais s’il est caractéristique de l’époque contemporaine, le récit de filiation plonge ses racines aux débuts du xixe siècle, qu’il évoque souvent. C’est que l’individu contemporain est, depuis la Révolution française, un être « dépossédé de son origine » (p. 31) : l’ordre généalogique a perdu de sa pertinence avec la fin de l’ancien régime ; les orphelins et les bâtards se sont multipliés au xixe siècle et plus encore aux lendemains des deux conflits mondiaux du xxe siècle ; la famille n’a plus la cohérence et la cohésion d’antan ; etc. 6 7Après ce prologue, l’ouvrage se consacre à l’étude de trois dimensions constituantes du récit de filiation. Chacune d’entre elles est définie et présentée brièvement avant d’être analysée dans l’œuvre des trois auteurs retenus. 8 9La première partie est ainsi consacrée au thème de « la communauté enfouie ». Par cette expression, l’auteur entend renvoyer à cette caractéristique de l’individu contemporain qui, privé depuis le xviiie siècle d’une inscription certifiée dans une communauté donnée (celle d’un village par exemple), découvre progressivement qu’il contient en lui-même une « foule intime » (p. 47). Confronté à l’absence d’une communauté sociale (familiale, géographique, culturelle, etc.), il en découvre une d’un autre type « enfuie » en lui. La tâche de l’écrivain, assumée individuellement, « comme une dette » (p. 45), revient à donner vie à cette « communauté enfuie », cette foule très personnelle. Celle-ci, où se rencontrent des ancêtres et des proches de la famille des narrateurs- auteurs, est aussi largement issue de leurs lectures. Instrument fondamental de la saisie de soi, la lecture offre aux écrivains des modes narratifs pour se raconter, des procédures herméneutiques pour se saisir et se comprendre, des personnages auxquels s’identifier, des postures auctoriales à incorporer, etc. À travers cette activité, les écrivains du récit de filiation héritent aussi de la conception de l’individu comme une « stratification de ses successives identifications » (p. 59). 10Le premier chapitre de cette partie, consacré à Pierre Michon, se concentre sur le premier ouvrage de celui-ci, Vies minuscules (1985). D’autres textes de l’écrivain sont parfois cités et, surtout, des extraits d’entretiens sont également pris en compte. Dans son premier récit constitué, pour rappel, de huit vies, Michon « souligne la pluralité de l’identité individuelle, qui se constitue comme stratification de huit vies antérieures » (p. 59). Repérant dans les vies de ces déracinés et de ces déshérités les mêmes désirs et les mêmes accidents que dans la sienne, Michon se cherche et s’observe en eux. Montrant que Michon opère, par rapport à ses illustres devanciers dans le genre biographique (comme Plutarque), un « resserrement phénoménologique » (p. 60) qui concentre le regard de l’auteur sur des détails — des objets, des gens de peu, un univers géographique restreint, etc. —, L. Demanze établit un parallèle entre ce basculement et cet autre, anthropologique, au terme duquel il n’est plus de vérité que parcellaire, partielle, incertaine même. L. Demanze adopte ensuite un regard plus psychanalytique pour faire de l’absence du père l’origine de la recherche généalogique. À défaut d’une filiation claire, le narrateur convoque en effet des « filiations obliques » (p. 81), celles des minuscules. Poursuivant dans cette direction, L. Demanze souligne le rôle réparateur de l’écriture michonienne. Le style, en particulier, unit ce qui est éclaté : « un nappé stylistique qui homogénéise les parcelles éclatées d’une intimité et associe les uns aux autres, dans une phrase ample et sinueuse, les morceaux du vécu » (p. 81). Les médiations culturelles ont également pour fonction de conférer quelque éclat aux minuscules. 11Le chapitre consacré à Gérard Macé ne se centre pas sur une seule œuvre, mais explore Ex Libris (1980), Les Trois Coffrets (1985), Le Manteau de Fortuny (1987), Le Dernier des Égyptiens (1988), Un détour par l’Orient (2001), etc. L. Demanze s’interroge dans ce chapitre sur quelques motifs récurrents de l’œuvre (le miroir, la boiterie, la bâtardise) pour en faire autant de « symptômes d’une transmission entravée de génération en génération » (p. 107). Contrairement à Michon, Macé a un père mais celui-ci est bâtard et le nom qu’il porte résulte d’une erreur de transcription d’un employé de l’administration. Là aussi, généalogie brisée, inconnue, qu’il s’agit d’interroger, inlassablement, en se souciant moins du résultat que du chemin parcouru. La « communauté enfouie » que cette quête de soi fait apparaître est principalement composée d’écrivains orphelins du xixe siècle (Nerval, Baudelaire, etc.). Investissant ses lectures « comme autant de vies antérieures » (p. 115), Macé « trame alors une filiation au second degré, faisant sienne cette littérature orpheline pour dire en miroir les secrets de sa filiation » (ibid.). 12Fils d’un père orphelin et mélancolique qui lui a refusé son affection et son écoute, Pierre Bergounioux trouve un premier double en Flaubert, cadet d’un notable qui avait déjà un successeur en la personne de son aîné et s’endormait quand Gustave venait lui lire ses textes. Mais Bergounioux répondra à ce manque d’attention par d’autres moyens que l’ironie méchante de Flaubert ; il usera en effet de manière privilégiée de l’investigation généalogique, surtout à partir de L’Orphelin (1992), où il cherche à reconstituer le récit de vie de son père, son histoire familiale, que la Grande Guerre a brisée – mais, comme le montre L. Demanze, cela était déjà sensible en sourdine dans Catherine, le premier récit de l’écrivain (1984). 13Chez Bergounioux, l’écrivain est un « héritier mélancolique, qui confond les vivants et les défunts, les temps révolus et les jours présents » (p. 134) ; il porte en lui ses morts, le « dehors » est « ancré au plus profond de [lui] » (p. 134) ; passé et intimité dans cette perspective s’équivalent. Par le jeu des échos, des symétries, des analepses et des prolepses, Bergounioux cherche à « renouer les fils divers de la temporalité » (p. 143). Il a, dit encore L. Demanze, « pour devoir de faire synthèse en lui des existences disparues » (p. 145). 14 15Le rapport des époques entre elles (passé, présent et futur) fait l’objet de la seconde partie, « Malaise dans la transmission ». S’appuyant sur Hannah uploads/Litterature/ recit-filiation-2.pdf

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