[Texte] Avant-propos Si, comme dit Valéry, le vrai, à l’état brut, est plus fau
[Texte] Avant-propos Si, comme dit Valéry, le vrai, à l’état brut, est plus faux que le faux, se pourrait-il que le faux, à l’état brut s’entend, fût plus vrai que le vrai ? Abélard et sa castration, tout l’amour et rien que l’amour d’Héloïse ! En voici exposés quelques éléments pour ranimer les conversations. Il n’est question ni de récrire ce qui a été si bien formulé jusqu’ici, ni d’égaler l’un de ces ouvrages. Ils sont allés au bout de leur gamme. Celui d’Etienne Gilson1 est un modèle du genre. Son érudition ne masque pas plus l’intelligence de la démonstration que la chaleur du plaidoyer en faveur des deux amants. La ferveur qu’il suscite, si elle ne comble pas l’insatiable curiosité de ce qui touche à l’amour, entraîne notre sympathie qui s’étend bientôt à tout le moyen âge. En cela s’affirme le maître.1 Il enthousiasme, sans manquer de sévérité envers les détracteurs qui sont sans cœur, non sans reproche ni mérite. Sans contradicteur, il n’y aurait pas de conclusion ; sans inventaire, pas de bénéfice. Si seulement cet essai pouvait en avoir pris quelque graine ! Je m’en voudrais, ne serait-ce que d’avoir l’air, car ce n’est point mon intention, de ressembler à ceux qui paraissent substituer à leur problème la complexité des choses passées, telle qu’elle apparaît au travers des documents consultables (et encore ce n’est rien face à la réalité !) Combien j’aimerais que ce maître d’exception, toujours vivant parmi nous ses lecteurs, prît de l’intérêt, si ce n’est du plaisir, malgré tout, à mes considérations, celles d’un praticien qui a côtoyé quelques hommes au désespoir de ne pas comprendre ce qui leur arrivait. Ils se trouvent bien proches d’Abélard ceux-là qui souffrent de la chose plus que du diagnostic, de l’amour théorique encore plus que de sa pratique, quoi qu’on dît. Je me suis laissé entraîner à suivre la proposition de Gilson pour qui considérer ces textes, 1. Etienne Gilson : Héloïse et Abélard. 3e éd. revue. J. Vrin, Paris 1964. Les renvois à cet ouvrage sont nombreux. On nous pardonnera d’abréger dorénavant cette référence par G et le numéro de la page. 2. « La plupart des manuscrits que j’ai consultés, donnent en outre à Abailard le titre de Maître, Magister, qualification qui lui convenait à tous égards, puisqu’il fut professeur public. » dit de L’Aulnaye dans sa Préface aux Lettres d’Abailard et d’Héloïse. Cf. Ouvrages à consulter en fin de volume. Idem pour l’abréviation Ge 1/5. c’est ouvrir « de nouveaux aperçus sur l’état d’âme des acteurs de ce drame douloureux »2 et sur les nôtres aussi. Rien de bien nouveau, comme on verra, rien qui bouscule les conclusions de l’historien ou d’un collègue des sciences voisines. Essentiel aussi à toute méditation du texte que nous allons explorer à notre tour, l’ouvrage de Régine Pernoud. 3 Est-ce à dire qu’il n’y a plus rien à songer ? L’ouvrage que voici se réclame donc de compagnons de route, sans quoi la traversée est périlleuse. Ce double patronage protègera-t-il le médecin qui s’expose au « risque d’interprétations arbitraires dont le brillant [et si encore !] ne compensera pas la vanité ? »4 Ce que je vais avancer, leur confierais-je 14 entre nous, si j’osais, ce ne peut être qu’une série de questions qui me tracassent. « Sachons nous contenter du peu dont les textes nous assurent ! »5 répondrait Gilson, ce que Jacques Verger, dans son très beau livre, traduit par : « Il est toujours délicat d’interpréter le silence des textes. »6 Nous voilà dûment avertis. Il faut être mauvais élève pour insister et se lancer comme un internaute dans le silence entre les lignes et les textes. Ces textes justement, la correspondance et leurs commentaires, sont si riches qu’à les relire, mille questions nouvelles surgissent à chaque fois. Il en est peu qui ont cette densité dramatique. Aussi va-t-on s’accommoder des menaces du maître quand il écrit : « A quoi bon charger ces faits de commentaires ? Ils ne raconteraient d’autre histoire que celle de notre propre imagination. »1 Nous allons nous en tirer par une pirouette: les notes explicatives ne sont bien souvent que des questions mal formulées ; il n’est pas interdit de retourner les questions et les réponses. La question ne lancerait-elle qu’un fait fictif dans la conversation, elle serait déjà brûlot. Pendant qu’il flambe, elle peut établir un contact, lancer un appel. L’interrogation n’exclut pas la possibilité d’un fait réel. Mais elle peut le faire surgir, surtout s’il traîne comme un fantôme, le fantôme de l’impuissance masculine par exemple.2 Il ne faut pas attendre pour lâcher le maître mot de notre questionnement. En optant pour l’investigation malgré tout, en écartant l’idée que l’aventure serait peut-être risquée, nous ressemblons aux marins qui sortent par 1. G 69. 2. Régine Pernoud : Héloïse et Abélard. Culture, Art, Loisirs, Paris 1967. Ou Livre de poche no 5459. 3. G 9-10. 5. G 140. 6. Jacques Verger: L’histoire d’Héloïse et d’Abélard. L’amour castré. Hermann, Paris 1998, p. 27. 7. G 140. 8. « L’impuissance, à notre époque, est devenue la maladie de l’intellect. Ce tourment ne préoccupe pas seulement le sexe masculin, mais chaque impuissant devient le point central d’une tragédie amoureuse. Ce fait rend le mariage impossible... » Wilhelm Stekel : L’homme impuissant. Trad. de G. Ascoli. 10e éd. NRF Gallimard, Paris 1950. Les ouvrages sur la sexualité sont nombreux, moins pour l’homme que pour la femme. Nous citerons en cours de route quelques-uns de ceux que nous avons lus avec intérêt : celui de Noël Lamare : Connaissance seusuelle de l’Homme. Buchet/Chastel, Paris 1968 et celui de Bernie Zilbergeld : Male sexuality – Guide to sexual fulfilment, paru en 1978. qui donnent d’excellentes explications notamment sur les troubles de l’impuissance. gros temps, en dépit du bon sens, estimant que la pêche aux meilleures conjectures accompagnée de critique et de spéculations pourrait rapporter gros. Et si on se retrouvait sur les bancs avec la mathématique, revendiquant le droit à l’erreur ?3 Là, on pourrait gloser à loisir, cahier et copie rendus. Réfutez, réfutez, il en restera toujours quelque chose ! La surprise serait que cette forgerie se trouvât vérifiable, en fin de course, au moment opportun, chez qui de droit. Quoi qu’il en soit, qu’il ferait bon, pour un peu, d’entrer en résonance avec le miroir. Alors on y met toute sa force ; on tord les textes comme du linge au lavoir. On est souvent hors du contexte. On trébuche à « restituer son épaisseur charnelle » à toutes les variantes possibles de la réalité. « Ces rencontres intenses et brûlantes deviennent opaques et donnent lieu aux interprétations les plus arbitraires. »4 S’agit-il d’élucubrations ? Les maîtres les dénoncent, qui se gardent de l’émotion. Les élèves, bons et mauvais, de l’école buissonnière ont choisi de rêver, de fabuler. Inventer, c’est peut-être une fois tomber juste par hasard. On jette une amorce entre le thème et la réponse. Quelque chose de ténu, d’impalpable fait surface. Une onde de rapport assure le déclic. La résultante renferme la solution. On se dit que du bien peut en sortir. Si c’est avec piété, c’est prier, même si l’oraison est légère, du bout des lèvres, comme une fantaisie gymnique sur la barre si ténue de l’erreur. Parce que de toutes façons « dès qu’on lui pose des questions précises, l’histoire refuse de répondre. » Redites-le, M. Gilson.1 Plus d’une fois nous aurons recours à lui, à côté d’autres maîtres et maîtresses à penser. Influencé par leur lecture et relecture, si je ne le fais, je ne manquerais pas d’être repéré et puis si seulement il se pouvait que par ces références, par ces friponneries que d’aucuns trouveront trop fréquentes ou trop abondantes, le lecteur fût encouragé à retourner aux sources, la moitié de mes vœux seraient exaucés. Les citations, dont je n’ai nul regret, qui sentent le fumier 15 d’Ennius2, n’allongent pas seulement le texte, elles masquent le dessus des cartes ou dévoilent les atouts. Le jeu semble plus honnête, alors que tout se passe3 par la bande. Souvent ce ne sont que prétextes ; on cherchera l’image en filigrane, comme dans cette ancienne gravure du tigre et de l’ange sous la même figure, qui captive encore André Breton4 : il suffit de s’éloigner un peu vers la droite pour voir un ange, puis vers la gauche jusqu’en face pour se rendre 1. I. Lakatos : Preuves et réfutations. Essai sur la logique de la découverte mathématique. Hermann, Paris 1984. p. x. A partir de K.R. Popper apparaît en effet un modèle de développement des connaissances mathématiques « centré sur l’erreur », une logique de la découverte mathématique « fondée sur la réfutation. » 2. J. Verger : op.cit. p.1. 3. G 133. 4.. de stercore Ennii. Du strass, mais en hommage à Virgile qui le valait à Ennius. 5. Attention ! « Passer » est un verbe provocateur, « jouant de passe-passe, se disant moyenneur… » comme dit Farel du démon. In René Deluz : La uploads/Litterature/ abelard-mon-frere-essai-dinterpretation 1 .pdf
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- Publié le Mar 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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