Roger Chartier MONTAIGNE « à pièces décousues » Roger Chartier 1. «De trois com
Roger Chartier MONTAIGNE « à pièces décousues » Roger Chartier 1. «De trois commerces»: l'amitié des hommes, l'amour des femmes, la fréquentation des livres. C'est sur ce qui oppose ces trois compagnies qu'est bâti le troisième chapitre du Livre III des Essais. Les deux premiers commerces «sont fortuits et dépendants d'autrui. L'un est ennuyeux par sa rareté; l'autre se flétrit avec l'âge: ainsi ils n'eussent pas assez prouvé au besoin de ma vie». Le troisième, lui, «est bien plus sûr et plus à nous. Il cède aux premiers les autres avantages, mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Celui-ci côtoie tout mon cours et m'assiste partout. Il me console en la vieillesse et en la solitude». 2. Lorsqu'il écrit ces lignes, Montaigne s'est retiré depuis quinze années en son château, après avoir vendu, en juillet 1570, sa charge de conseiller au parlement de Bordeaux. Il a fait peindre sur les murs de sa «librairie» une inscription latine qui se lit ainsi: «L'an du Christ 1571, à trente-huit ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, dégoûté depuis longtemps déjà de l'esclavage du parlement et des charges publiques, s'est retiré, encore en possession de ses forces, dans le sein des doctes vierges où, dans le calme et la sécurité, il passera le peu de temps qui lui reste d'une vie déjà en grande partie révolue. Espérant que le destin lui accordera de parfaire cette habitation, douce retraite ancestrale, il l'a consacrée à sa liberté (libertas), à sa tranquillité (tranquillitas) et à ses loisirs (otium).» 3. Dans une longue addition manuscrite portée sur un exemplaire de l'édition de 1588 (dit « exemplaire de Bordeaux »), Montaigne décrit sa bibliothèque, cette retraite dans la retraite où, dit-il, «je passe là la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour». Séparée du corps de logis principal par la cour qu'il faut traverser, installée au troisième étage de la tour d'angle du château, au-dessus de la chapelle et d'une chambre, «où je me couche souvent, pour être seul», la librairie est le lieu du refuge: « Ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom, et n'a point de pièce plus éventée que celle-ci; qui me plaît d'être un peu pénible et à l'écart, tant pour le fruit de l'exercice que pour reculer de moi la presse.» Le monde qui l'entoure 4. Mais retraite ne signifie pas réclusion. Dans sa bibliothèque, Montaigne peut voir sans être vu et maîtriser par le regard le monde qui l'entoure. Maîtrise de la maison et de ses gens: «Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où tout d'une main je commande à mon ménage. Je suis sur l'entrée et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison. » Maîtrise de la nature proche puisque la librairie «a trois vues de riche et libre prospect». Maîtrise des sagesses renfermées dans le millier de livres qu'il possède, saisis d'un seul coup d'œil : «La figure en est ronde et n'a de plat que ce qu'il faut à ma table et à mon siège, et vient m'offrant en se courbant, d'une vue, tous mes livres, rangés à cinq degrés tout à l'environ.» D'une vue, également, Montaigne peut parcourir les sentences grecques et latines (extraites, en leur majorité, de la Bible, de Sextus Empiricus et de Stobée) qu'il a fait peindre, vraisemblablement en 1575 ou 1576 pour leur dernier état, sur les poutres et les solives du plafond de sa librairie. «C'est là mon siège. J'essaie à m'en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. » 5. Les heures passées dans la compagnie des livres assurent donc un double écart: par rapport aux obligations civiles, aux contraintes publiques, aux affaires de la cité; par rapport aux devoirs familiaux et aux sociabilités domestiques. Elles permettent ainsi le seul commerce qui vaut vraiment, celui que l'on entretient avec soi- même. Le monde, présent à portée de regard ou de lecture, n'en est pas oublié pour autant. Tout au contraire, même, puisque plus haut, dans son texte, Montaigne déclare: «La solitude locale, à dire vérité, m'étend plutôt et m'élargit au dehors; je me jette aux affaire d'Etat et à l'univers plus volontiers quand je suis seul.» 6. En plusieurs moments des Essais, Montaigne se donne à voir comme lecteur. Dans le chapitre «De trois commerces», il insiste sur la liberté de sa pratique: «Je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues; tantôt je rêve, tantôt j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici.» Dans le chapitre «Des livres» (chap. 10 du livre II, rédigé entre 1578 et 1580), il avoue ne guère chercher à résoudre les difficultés de compréhension: «Les difficultés, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles; je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux.» Sa lecture se lasse rapidement et ne s'embarrasse pas des peines de l'étude: «Ils ont tous deux [Plutarque et Sénèque] cette notable commodité pour mon humeur que la science que j'y cherche y est traitée à pièces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, de quoi je suis incapable.» La connaissance du moi 7. Une telle manière de lire s'oppose comme terme à terme à celle des humanistes érudits Elle a rompu avec le modèle de l'école qui impose gloses érudites et digressions encyclopédiques et répugne à la longue et difficile ascèse intellectuelle qu'exigent le commentaire et la comparaison des textes «Jouet et passe- temps» elle ne connaît ni les règles strictes ni les méthodes codifiées de la lecture savante bien symbolisée par deux objets du temps: la roue à livres qui permet de tenir ouverts plusieurs livres à la fois et ainsi de confronter et extraire les passages tenus pour essentiels, le cahier de lieux communs qui rassemble sous diverses rubriques citations exemples et faits 8. Même si les premiers Essais ont une structure qui les rapproche des compilations directement issues des cahiers de lieux communs (ou des recueils imprimés qui réunissent commodément sentences et apophtegmes), la manière de lire de leur auteur s'écarte grandement des habitudes lettrées de son temps telles que, par exemple, les recommande et pratique Jean Bodin. Dans « Des livres », Montaigne indique sa façon de garder mé- moire des lectures faites: «J'ai pris en cou- tume, depuis quelque temps, d'ajouter au bout de chaque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu'une fois) le temps auquel j'ai achevé de le lire et le jugement que j'en ai retiré en gros, afin que cela me représente au moins l'air et idée générale que j'avais conçus de l'auteur en le lisant.» De fait, de telles «annotations» se rencontrent assez souvent sur les livres ayant appartenu à Montaigne, et il recopie trois d'entre elles (concernant Guichardin, Commynes et du Bellay) dans ce chapitre des Essais. 9. Sa démarche est donc très différente de celle qui fait dépendre la composition d'une oeuvre de la constitution préalable d'un répertoire de lieux communs, organisé par sujets, dans lequel on peut puiser avec ordre et dessein. Montaigne, qui dit ne pas avoir de «gardoires» pour les sentences qu'il relève dans les livres qu'il a lus (Liv. I, chap. 25), ne compile que parce qu'il a entamé la composition (et la publication) de son ouvrage: «Je n'ai aucunement étudié pour faire un livre; mais j'ai aucunement étudié pour ce que je l'avais fait, si c'est aucunement étudier qu'effleurer et pincer par la tête ou par les pieds tantôt un auteur, tantôt un autre; nullement pour former mes opinions; oui (mais certes) pour les assister pieça (depuis longtemps) formées, seconder et servir» (Liv. XI, chap. 18). Ce sont les marges des exemplaires imprimés des Essais, et non pas des cahiers de lieux communs, qui reçoivent les citations et les additions qui viennent compléter la «proposition» de la première rédaction. «La plupart des esprits ont besoin de matière étrangère pour se dégourdir et exercer; le mien en a besoin pour se rassoir plutôt et séjourner (...) car son plus laborieux et principal étude, c'est s'étudier à soi. Les livres sont pour lui du genre des occupations qui le débauchent de son étude» («De trois commerces»). La lecture n'est pas la condition de l'étude, tout au contraire, elle la débauche. On ne peut dire plus fortement l'écart qui sépare celui qui accumule les savoirs sur les choses et celui qui se voue à la seule connaissance qui importe: celle du moi. Une nouvelle manière de lire 10. Pour les humanistes, de Pic de la Mirandole à John Dee, mais aussi pour les grands robins, serviteurs du prince, la bibliothèque n'est pas un havre retiré et abrité. Ouvertes aux savants et aux administrateurs, lieux d'étude, d'expérimentations et de débats, portées par uploads/Litterature/ roger-chartier-montaigne.pdf
Documents similaires










-
34
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 15, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0787MB