ROHMER OU LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE Ma nuit chez Maud. En 1969, Ma nuit chez

ROHMER OU LA MISE EN SCÈNE DU LANGAGE Ma nuit chez Maud. En 1969, Ma nuit chez Maud nous apparut comme le film français le plus sérieux, le plus intelligent, le plus original et l'un des plus compréhensifs des vraies voies du cinéma que nous eussions vus depuis environ une décennie. Ce jugement, partagé d'ores et déjà par un certain nombre de spectateurs, reposait bien entendu sur quelques préalables qu'il convient de préciser brièvement. Le plus sérieux: le « nouveau cinéma » avait tenté de nous habituer à une forme assez déplaisante de coquetterie intellectuelle et esthétique: épate-bourgeois, mépris du public, refus ou incapacité de raconter clairement une histoire cohérente (chose la plus difficile du monde), refus ou incapacité de faire du « beau travail », ce travail professionnel, poli et repoli, où l'artisan trouve sa fierté. Toute cette fausse culture, fausse parce que non vécue, superficielle et publicitaire, bouillonnant dans les petites marmites parisiennes, a miraculeusement épargné Éric Rohmer qui s'affirme comme un esprit sain, profond, mûr, à l'écart de la mode et de la réclame. Et surtout, en ce qu'il dit, en ce qu'il montre, il se respecte et respecte les autres; il parle à un auditoire idéal qu'il suppose capable de l'entendre puisqu'il fait ce qu'il faut pour être entendu de lui. Le plus intelligent: Bien que la forme et le contenu de ses dialogues se réfèrent délibérément à la littérature et même à la philosophie, voire à la théologie, Ma nuit chez Maud se situe aux antipodes des balbutiements politico-métaphysiques par quoi de telles entreprises cinématographiques remplacent d'ordinaire la pensée. D'autre part, l'analyse que ce film propose des conduites humaines en général et de personnages inscrits de façon précise dans notre société, cette analyse pour une fois apparaît juste, c'est-à-dire à la fois clairvoyante et honnête. Le spectateur d'aujourd'hui, ou de toujours, peut se retrouver dans les êtres qui vivent devant ses yeux et qui ne sont ni des aliénés, ni des martiens, ni des entités porte-parole des phantasmes de l'auteur. Le plus original: Par sa forme et par son contenu, d'ailleurs indissociables comme il convient dans une oeuvre réussie, et se renvoyant l'un à l'autre, Ma nuit chez Maud est une sorte de gageure. Il s'agit de filmer un dialogue privilégié, pour ainsi dire une pièce de théâtre: une « conversation sous un lustre ». Et de filmer cela de telle manière que le résultat ne soit pas du tout une pièce de théâtre, que le dialogue s'enracine et s'incarne dans la réalité concrète, soit vivifié par une circulation sanguine étroitement reliée à l'environnement social et naturel. Il est beaucoup plus étrange, beaucoup plus rare et fascinant, de regarder et d'écouter sans ennui, nous dirions même avec passion, deux ou trois personnes qui discutent durant des quarts d'heure entiers du pari de Pascal, de marxisme ou des sacrements, que de voir la trente millième séquence de cet insolite de prisunic dont les épigones du surréalisme, les gâteux du cinéma d'art et les prophètes du contenu mental filmé nous assomment depuis soixante-dix ans. L'un des plus compréhensifs des vraies voies du cinéma: tant par la structure et le déroulement de l'histoire, que par le mode de narration, ce film est l'un des plus solidement réalistes qui soient. Or, le réalisme a toujours été et sera toujours la voie centrale du cinéma, puisque c'est d'un désir de réalisme absolu (la reproduction du monde tel qu'il est) qu'est née la technique d'enregistrement des images, et puisque la technique se perfectionne au fil des années pour se rapprocher de plus en plus de cet idéal (son, couleur, grand écran, relief, etc.). Comble de l'exotisme et de l'audace, l'histoire commence en son début, se poursuit en son milieu et s'achève en sa fin. Elle ne mélange ni les temps ni les lieux, connaît une progression, des incertitudes, une culmination (la nuit) et une apaisante retombée vers l'équilibre définitif. Quant à la mise en scène, d'une extrême sobriété et d'une grande rigueur, son classicisme promet à l'oeuvre une durable actualité. On pourrait aborder Ma nuit chez Maud de plusieurs manières car ce film, le contraire d'une oeuvre didactique ou d'un film à thèse, est pourtant une sorte d'essai proposant au spectateur une somme de réflexions sur la vie et sur le monde. Ces réflexions s'ordonnent autour de trois axes principaux et interdépendants: les rapports entre les hommes et les femmes, le christianisme vécu et, se superposant aux divers aspects des relations entre les êtres d'une part et d'autre part entre les êtres et Dieu, le problème du hasard et de la providence, de la grâce pour les croyants, de la chance pour les autres: Ma nuit chez Maud, aussi bien par les ressorts de sa dramaturgie que par les propos de ses personnages, est avant tout un essai sur la conciliation du hasard et du miracle, disons sur le hasard providentiel. Le scénario est construit à partir de quelques rencontres en apparence et peut-être en réalité parfaitement contingentes: rencontre du héros et de son ancien camarade Vidal, rencontre de Maud, rencontre de Françoise. Et ces hasards apparaissent si déterminants que la question inévitablement se pose de savoir s'ils ne sont pas aussi déterminés. La première discussion entre le héros et Vidal sur la probabilité de leur rencontre est déjà une indication, en mineur, du thème qui va courir entre les fils de l'intrigue. Mais les événements les plus significatifs à cet égard sont les rencontres successives du héros et de Françoise, simple passante à bicyclette qui emplit instantanément Jean-Louis de l'évidence et de la certitude qu'elle est destinée à devenir sa femme. L'action, ici, se confondant avec le verbe, il convient pour une fois de citer, non des gestes, mais des mots: J.-L. - Vous trouvez que j'ai eu tort de vous faire monter? F. - Non. J'aurais pu vous envoyer promener. J.-L. - J'ai toujours eu de la chance. La preuve, vous ne l'avez pas fait. F. - J'ai peut-être eu tort... C'est la première fois que je me fais aborder comme cela par quelqu'un dans la rue. J.-L. - Moi, c'est la première fois que j'aborde quelqu'un que je ne connais pas. Heureusement que je n'ai pas réfléchi, je n'aurais jamais eu le courage de le faire. (...) J'aime bien profiter du hasard. Mais je n'ai jamais eu de la chance que pour les bonnes causes. Même si je voulais commettre un crime, je crois que je ne réussirais pas. F. - Comme ça, vous n'avez pas de problèmes de conscience! J.-L. - Non, très peu. Vous en avez, vous? En fait, la pensée d'Éric Rohmer est trop subtile, trop moderne et trop occidentale, pour se satisfaire d'une simple idée de prédétermination, qui rejoindrait alors le fatum des Anciens ou le « Inch Allah » des musulmans. Si notre vie peut être faite de miracles, il y faut aussi, et peut-être surtout, le don de les reconnaître. Autre définition de la liberté: savoir choisir les moments providentiels. Remarquons, dans le dialogue, qui par une étonnante exception constitue l'essentiel de ce film sans en dénaturer la nature filmique, la fréquence d'apparition du mot « choix » (comme des mots « chance » et « hasard »). Mais voici le problème posé: F. - Vous n'avez pas l'air de quelqu'un qui semble vouloir compter sur le hasard. J.-L. - Ma vie n'est faite que de hasards. Sa vie n'est faite que de hasards, mais il calcule, il pèse, il filtre ce hasard. Il choisit ses miracles. J.-L. - (...) Je me lie assez difficilement. Oui, je trouve idiot de se lier avec quelqu'un parce qu'il est votre voisin de table ou parce qu'il a un bureau à côté du vôtre. Vous ne pensez pas? Françoise, pourtant, s'y tromperait. Ce garçon qui la rencontre au coin d'une rue et qui décide incontinent de l'épouser, il y a de quoi être déconcertée! F. - (...) Contrairement à vous, je ne crois pas à la prédestination. Je pense qu'à chaque instant de notre vie, nous sommes libres de choisir. Dieu peut nous aider dans ce choix, mais il y a un choix. J.-L. - Et moi aussi je choisis. Il se trouve que mon choix est toujours simple. Pourtant, Jean-Louis finit par exprimer complètement son idée: J.-L. - J'aimais une fille, elle ne m'aimait pas, elle m'a quitté pour un autre. Et finalement c'est très bien qu'elle l'ait choisi, lui et pas moi. F. - Oui, si elle l'aimait. J.-L. - Oui, mais je veux dire: c'est très bien pour moi. En fait je ne l'aimais pas vraiment... L'autre a quitté pour elle sa femme et ses enfants. Moi, je n'avais ni femme ni enfants à quitter. Mais elle savait bien que même si j'en avais eu, je ne les aurais pas quittés pour elle. Donc, cette malchance en fait était une chance. Ainsi, les événements se combinent parfois avec un certain bonheur, mais souvent en vain, car beaucoup d'hommes et de femmes ne voient pas ou se refusent à saisir la perche qui uploads/Litterature/ rohmer-ou-la-mise-en-scene-du-langage.pdf

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