LE JARDIN DES SUPPLICES, UNE ANTI-ENCYCLOPÉDIE S’il est un type d’ouvrage qui p

LE JARDIN DES SUPPLICES, UNE ANTI-ENCYCLOPÉDIE S’il est un type d’ouvrage qui prend de l’ampleur durant les XVIIIe et XIXe siècles, c’est bien l’encyclopédie. Les circonstances se prêtent à un tel emballement : en effet, grâce à l’école, le lectorat ne cesse de s’élargir dans des proportions inconnues jusque là, les écrits – à travers la production littéraire ou la presse – prolifèrent, les sciences suscitent un surcroît d’intérêt, les sociétés savantes éprouvent un besoin irrépressible de classer le réel et, the last but not the least, le bourgeois demande à disposer de livres dont le contenu ramasse l’ensemble des savoirs intellectuels et pratiques. Outil à la fois cognitif et classificatoire, littéraire et scientifique, fictionnel et informatif, le discours encyclopédique trouve par ailleurs, avec le roman réaliste, un nouvelle forme d’expression qu’il peut coloniser sans abdiquer pour autant sa prétention première : lister l’ensemble des connaissances. Certes, le discours encyclopédique est protéiforme et il est parfois difficile de trouver des constantes entre les œuvres de Rabelais, de Diderot/d’Alembert, de Flaubert, de Goethe ou de Zola. Mais, au-delà des variantes dues au genre littéraire privilégié, à l’époque ou à la personnalité de l’écrivain, force est de reconnaître une ambition commune : recourir aux mots pour, conjointement, offrir, selon la formule de Barthes, « un compendium de savoir » et opérer un travail d’élucidation voire de critique des connaissances. A priori, Mirbeau ne saurait s’inscrire dans une telle tradition. Plusieurs raisons à cela, en vrac : il a d’abord rapidement rompu avec l’esthétique naturaliste forgée sur la compilation de documents vrais et sur l’usage de la liste ; ensuite, il a toujours professé une grande méfiance vis-à-vis du savoir officiel et de tous ceux qui en étaient les laudateurs ; enfin, il n’a jamais manqué de fustiger l’éducation que les pères donnaient aux enfants et sous laquelle, selon lui, ils étouffaient leur personnalité. On voit mal, dans ces conditions, pourquoi il s’inspirerait d’un genre didactique. Et pourtant… Une lecture attentive du Jardin des supplices nous engage à opérer un rapprochement avec l’encyclopédie car, à la manière de La Comédie humaine, Bouvard et Pécuchet, Les Affinités électives, pour ne citer que ces œuvres, le roman de Mirbeau « se substitue, selon le commentaire de Roland Barthes, à chacune des sciences de l’homme : [il] peut se faire tour à tour sociologie, économie, linguistique, géographie, histoire, politique1 ». Il représente, sous forme de fiction, une part du savoir de l’époque, dont il veille à transmettre les fondements. Comment ? C’est ce que nous allons voir. 1. Parcourir, rassembler, transmettre Quel est le but de l’encyclopédie ? La réponse est donnée dès les premières lignes de l’article consacré à ce sujet dans le Ve tome de l’ouvrage dirigé par Diderot et d’Alembert : il s’agit « de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous ; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain2 ». De cette définition, nous retiendrons pour l’instant trois caractéristiques essentielles : collectionner des « connaissances éparses », parcourir le monde ou, pour reprendre l’expression de l’auteur, « la surface de la terre » et, enfin, « transmettre 1 Barthes, Roland, Œuvres complètes, III, 1968-1971, Seuil, Paris, 2002, p. 629. 2 Art. « Encyclopédie », in volume V de Diderot & d’Alembert, L' Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société de Gens de lettres, novembre 1755. [le système général] aux hommes qui viendront après nous ». Le Jardin des supplices, reprend, à sa façon, les différents impératifs. a. Savoir3 Le roman repose sur un double commencement, le Frontispice et la situation initiale de la première partie, « En Mission », au cours de laquelle le narrateur explique les raisons de son départ de France. Sans doute les deux incipit se justifient-ils : ils correspondent à des situations d’énonciation différentes et au passage d’un narrateur extra-diégétique à un narrateur intra-diégétique, l’homme « à la figure ravagée ». Mais, au-delà des changements, Mirbeau travaille la même question, celle du savoir. De fait, le Frontispice est l’occasion d’une discussion pendant laquelle des savants s’entretiennent du meurtre. Si le sujet nous importe peu pour l’instant, nous attachons en revanche une importance particulière à la qualité des commensaux qui dissertent entre eux : « des moralistes, des poètes, des philosophes, des médecins » (p. 165)4. Plus loin, le narrateur complète sa liste, en ajoutant au gré des répliques, un « membre de l’Académie des sciences morales et politiques », « un savant darwinien » (p.166), « un philosophe aimable et verbeux, dont les leçons en Sorbonne, attirent chaque semaine un public choisi » (p. 167), « un jeune homme ». L’ironie qui perce parfois dans les dénominations ne doit pas nous tromper : au-delà de ses habituelles moqueries, Mirbeau reconnaît aux différents interlocuteurs une capacité rare à « causer librement, au gré de leur fantaisie, de leurs manies, de leurs paradoxes, sans crainte de voir, tout à coup apparaître ces effarements et ces terreurs que la moindre idée hardie amène sur le visage bouleversé des notaires » (p. 166). À l’instar des collaborateurs de Diderot, parmi lesquels on comptait, au hasard, un docteur régent de la faculté de médecine, un architecte, un ingénieur des armées, un membre de l’Académie des Belles-Lettres, un théologien, les dîneurs du Jardin des supplices composent une assemblée qui ose s’aventurer sur les chemins escarpés de la connaissance et défier les interdits de leur époque. D’ailleurs, la situation, le ton même des pages mirbelliennes ne sont pas sans rappeler ceux du bref apologue écrit par Voltaire en 1774 et intitulé L’Encyclopédie. Dans ce dernier récit, en effet, il est pareillement question d’un repas, d’une discussion, d’un savoir interdit. Certes, Voltaire en profite pour prendre la défense de l’œuvre de Diderot que le roi Louis XV avait interdite sous le prétexte que « les vingt et un volumes in folio étaient la chose la plus dangereuse pour le royaume de France », mais il insiste surtout sur la nécessité de mettre les connaissances à la portée de tous : « C’est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que Sa Majesté nous ait confisqué nos dictionnaires encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent pistoles : nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions. » Mirbeau dit-il autre chose quand il met dans la bouche de ses personnages le dialogue suivant : « – Sommes-nous entre nous et parlons-nous sans hypocrisie ? / – Je vous en prie ! […] Profitons largement de la seule occasion où il nous soit permis d’exprimer nos idées intimes, puisque moi, dans mes livres, et vous, à votre cours, nous ne pouvons offrir au public que des mensonges » (pp. 165-166) ? Quelques siècles plus tard, les convives mirbelliens rejouent la même scène et, à son tour, le récit du Jardin des supplices se donne comme le recueil définitif des savoirs que la société tente de réprimer et qu’il convient de faire circuler pour l’édification des masses. En dépit des apparences, les premières lignes de « En mission » ne délaissent pas la question du savoir. Toutefois, Mirbeau l’aborde, cette fois-ci, par son versant négatif : il 3 Une information chiffrée : nous trouvons dans Le Jardin des supplices, 48 occurrences du mot savant quand, dans Le Journal d’une femme de chambre, il n’y en a que 11. Simple détail qui montre déjà combien le souci encyclopédique est présent dans ce livre. 4 Pour ne pas alourdir inutilement la liste des notes, nous mettons les références à l’intérieur de notre texte. L’édition de référence est celle de L’Œuvre romanesque, vol. 2, édition critique établie, présentée et annotée par Pierre Michel, Buchet/Chastel-Société Octave Mirbeau, Paris, 2001. insiste en effet sur l’ignorance de ses contemporains. Au rebours des savants du Frontispice qui s’efforcent de penser au-delà des interdits de la société, les politiques se gargarisent de leur bêtise à tel point que le narrateur, incapable de se relever de sa défaite après les élections législatives, ne voit qu’une seule explication : son adversaire « était encore plus ignorant que [lui] et d’une canaillerie plus notoire » (p. 184). Le cas d’Eugène Mortain, parangon du ministre corrompu, est encore plus explicite : « Tu es donc devenu bête », s’étonne son interlocuteur, « aussi bête qu’un membre de ta majorité » (p. 187). Plus loin le narrateur insiste : « il avait aussi cette faculté merveilleuse de pouvoir, cinq heures durant, et sur n’importe quel sujet, parler sans jamais exprimer une idée. Son intarissable éloquence déversait sans un arrêt, sans une fatigue, la lente, la monotone, la suicidante pluie du vocabulaire politique, aussi bien sur les questions de uploads/Litterature/ yannick-lemarie-quot-le-jardin-des-supplices-quot-une-anti-encyclopedie.pdf

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